Paru en janvier dernier chez Casterman, Dans les bois est la première bande-dessinée d’Emily Carroll, jeune auteure et dessinatrice canadienne qui avait d’abord publié les planches de plusieurs petites histoires macabres sur son site web avant de réunir cinq d’entre elles dans ce premier ouvrage de toute beauté.
L’album est en effet magnifique, avec son épaisse couverture cartonnée et ses dessins d’une richesse étonnante. Un bel objet que l’on passe quelques minutes à admirer avant d’entamer la lecture, qui nous fera plonger dans un monde ténébreux, où de jeunes femmes, ainsi qu’un jeune homme, sont confrontés à l’horreur. Contes macabres situés à différentes époques, mais à chaque fois dans le passé, les différents chapitres se déroulent à la lisière des bois, à la frontière qui sépare le monde « civilisé » tel que nous le connaissons d’un monde sauvage plus inquiétant, où semblent se matérialiser nos peurs les plus profondes.
Une bande-dessinée au style audacieux
Le fantastique permet ainsi de donner corps à des sujets tels que la peur d’être abandonné ou la jalousie et il est beaucoup question de relations parents-enfants, frères-soeurs, ou encore d’amitié. Jouant sur nos peurs enfantines, comme la peur du noir, Emily Carroll nous rappelle avec délice, dès l’introduction, qu’il est bon de se faire peur en toute sécurité, emmitouflé dans sa couette, un livre d’histoires entre les mains. Le style des dessins varie d’une histoire à l’autre : on passe ainsi d’un trait très naïf (dans l’introduction, notamment), à des dessins de type gothique bien plus détaillés.
Surtout, l’auteur expérimente avec le format et sort régulièrement (parfois d’une page à l’autre) des cases de bande-dessinée traditionnelles. Ainsi, dans la première histoire, « L’hôte », lorsque l’héroïne se perd dans ses pensées à table, les bulles venant des personnes autour d’elle se trouvent « grignotées » : on ne peut pas les lire en entier, une partie demeure hors cadre. Dans d’autres chapitres, on a également droit à des dessins en pleine page à des moments-clés. Dans « Mon amie Janna », l’auteur nous donne également accès au journal intime de la meilleure amie de l’héroïne, qui semble sous l’emprise d’une force surnaturelle et, nous dit-on, passe ses journées à écrire des phrases sans queue ni tête dans un carnet. Alors que c’est l’héroïne qui nous racontait jusque-là l’histoire, au travers de cases bien ordonnées, on se retrouve soudain face à une double page de gribouillis et de phrases écrites de manière anarchique au crayon à papier. La folie de Janna jaillit des pages et vient perturber la présentation jusque-là rationnelle de l’histoire. Il y a donc une véritable réflexion sur le format, avec lequel Emily Carroll s’amuse pour donner vie à ses récits macabres. On notera également un joli travail sur la couleur, qui varie d’une histoire à l’autre. Celles de la quatrième histoire, « La dame aux mains froides », sont par exemple marquées, avec des contrastes forts.
Contes macabres et peurs enfantines
Quant aux histoires en elles-mêmes, elles s’apparentent à des nouvelles gothiques aux fins ouvertes, faisant ainsi travailler l’imagination des lecteurs. L’atmosphère, sombre, laisse parfois percer une dose d’humour grinçant, notamment dans le premier chapitre, « L’hôte », qui est sans doute le plus marquant de ce premier album. Au travers d’une histoire qui n’est pas sans rappeler, par ses thématiques et son ton, le roman Coraline de Neil Gaiman, Emily Carroll laisse filtrer une inquiétante étrangeté et une angoisse sourde avant que la dimension fantastique ne se révèle pleinement. Cette histoire, qui s’étale sur une soixantaine de pages, est la plus développée des cinq contes proposés. Les quatre autres, tout en tournant autour de thèmes similaires, viennent enrichir le propos.
Pour pleinement apprécier Dans les bois, il convient de considérer chaque chapitre comme étant la partie d’un tout, comme un recueil d’histoires à faire peur que l’on lirait le soir juste avant de s’endormir. Chaque histoire révèle une facette différente de la thématique choisie, chacune joue sur l’ambiguïté pour nous interpeller et nous happer dans un univers onirique des plus convaincants. Parce-que le fantastique abolit la frontière entre notre vie intérieure et le monde extérieur, lui seul est capable de retranscrire avec acuité l’intensité de nos peurs les plus intimes, qui trouvent leur origine dans l’enfance. Alors certes, aucune des cinq histoires de Dans les bois ne devrait vous empêcher de dormir, mais chacune d’entre elles provoque son petit effet et la bande-dessinée laisse une impression durable en raison de l’atmosphère particulière dans laquelle elle baigne.
Première oeuvre aussi inventive que maîtrisée, Dans les bois d’Emily Carroll, récompensée à juste titre de deux Eisner Awards en 2015, est une bande-dessinée qui n’hésite pas à expérimenter pour mieux immerger le lecteur dans un univers fantastique et onirique où le temps semble s’écouler différemment. On y croisera la route de jeunes filles trop curieuses, de jeunes mariées en détresse ou encore d’un jeune homme rongé par la jalousie dans des histoires courtes aux fins ouvertes, jouant sur l’ambiguïté pour interroger nos peurs enfouies. L’auteure parvient à créer une atmosphère aussi troublante qu’enivrante, et ses dessins, d’une grande beauté et de styles variés, nous font voyager dans ce lieu hors du temps, à la lisière des bois, là où nous attendent peut-être tous les monstres qui attendaient patiemment, tapis sous le lit, que nous allions nous coucher…
Dans les bois d’Emily Carroll, Casterman, 2016, 208 pages. 22€