Caractéristiques
- Traducteur : Gundula Bavendamm
- Auteur : Stefan Brauburger
- Editeur : Jourdan
- Date de sortie en librairies : 2010
- Nombre de pages : 314
- Prix : 22,90
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- Note : 10/10 par 1 critique
La lecture de la biographie de Wernher von Braun par Stefan Brauburger, Von Braun, Entre nazisme et rêves de fusées (Editions Jourdan, 2010) nous a incité à nous interroger sur l’héritage technologique nazi, particulièrement en ce qui concerne l’astronautique. Stefan Brauburger écrit qu’en 1962, lorsque Kurt Debus prit la direction de la base de lancement de fusées de Cap Carnaveral, « deux des plus importantes installations de la NASA étaient dirigées par d’anciens membres de la SS. Arthur Rudolph, un nazi rigide, avait été nommé responsable de la production de la Saturne V. Dans les années quatre-vingt, il y eut d’ailleurs une enquête pour suspicion de crimes de guerre à son égard. » (Cité par Stefan Brauburger, p. 230.)
Les méthodes de production à l’œuvre dans les gigantesques hangars blancs de la NASA ont-elles été forgées dans l’enfer souterrain de Mittelbau-Dora ? Autrement dit, pour reprendre la question posée par Norman Mailer dans Bivouac sur la Lune (1970), le voyage de l’homme vers la Lune était-il l’œuvre de Dieu ou du Diable ? Un questionnement éthique inhérente à toute réflexion sur la conquête de l’espace (à laquelle nous avons consacré un dossier).
A travers le livre passionnant de Stefan Brauburger, Von Braun, Entre nazisme et rêves de fusées, nous revenons dans cet article sur le parcours de Wernher von Braun, concepteur des destructrices fusées V2 nazies comme de la Saturne V qui permit à l’homme d’aller jusqu’à la Lune. Ingénieur génial des cauchemars et des rêves rejetant toute responsabilité morale, il aimait déclarer : « La science n’a pas de responsabilité morale. Elle est comme un couteau : qu’on en donne un à un chirurgien et un autre à un assassin et chacun l’utilisera à sa manière. » (Cité par Stefan Brauburger in ibid., p. 12.)
Poursuivre un rêve – à tout prix ?
L’apolitisme de la science et de la technique fut un argument inlassablement utilisé pour leur défense par les savants et techniciens nazis. Albert Speer, ami et bienfaiteur de von Braun, minimisa ainsi lors du procès de Nuremberg son rôle de ministre de l’Armement au profit de sa fonction « apolitique » d’architecte officiel du régime nazi, ce qui lui permit d’échapper à la condamnation à mort, malgré la dénonciation de cette diversion par l’accusateur principal soviétique, le général Rudenko. Plus tard, dans les Souvenirs qu’il écrivit en 1960, Albert Speer reconnut à demi-mots sa culpabilité :
Au fond, je profitais du phénomène de l’attachement du technicien, souvent dénué d’esprit critique, à son devoir. L’apparente neutralité morale de la technique ne laissait pas la place à une réflexion sur un acte personnel. Plus notre monde dicté par la guerre devenait technique et plus dangereux s’avérait être ce phénomène, celui du technicien qui ne prenait aucunement conscience du lien direct entre son agissement anonyme et ses conséquences.
(Cité par Stefan Brauburger in ibid, p. 152.)
Wernher von Braun s’est toujours caché derrière son rêve d’enfance pour justifier sa participation active aux recherches nazies : faire voler une fusée jusqu’à la Lune. Il avait coutume de déclarer que ses fusées s’étaient simplement, à l’époque nazie, trompées de cibles, que son but avait été détourné à cause des nécessités de la guerre. Tout ce qu’il voulait, comme il le disait lui-même, était un « oncle riche » qui lui fournisse les moyens de réaliser son rêve. Quitte, pour cela, à rejoindre l’armée allemande en 1932 pour travailler au développement de missiles balistiques.
Si, pour réaliser son rêve, von Braun devait entrer dans la S.S. sous l’insistance de Heinrich Himmler en 1943 ou se livrer aux Américains en 1945, alors il jugeait opportun de le faire, laissant de côté ses réticences… Le sociologue de la technique Johannes Weyer écrit : « L’homme des fusées a peut-être éprouvé de l’indifférence, voire même aussi du rejet vis-à-vis de bien des excès du régime. Il n’en demeure pas moins qu’il fut un des éléments. L’historien britannique Hugh R. Trevor-Roper a comparé un jour le groupe de dirigeants nazis à une bande de guignols bouffis d’orgueil qui ne devint d’une si effroyablement puissante efficacité que parce que milliers de techniciens, chercheurs, spécialistes et fonctionnaires d’administrations s’étaient comportées de façon neutre. » (Ibid, p. 155.)
Ce ne fut qu’après sa mort que son passé non censuré par l’administration américaine resurgit petit à petit, un raz-de-marée auquel l’intéressé aura échappé, ainsi que tous ses collaborateurs qui avaient conçu avec lui les fusées V2, construites ensuite en série dans l’usine souterrains à l’horreur innommable du Hatz, annexe du camp de concentration de Mittelbau-Dora. Là-bas, dans ce qui était nommé Mittelwerk, plus de 10 000 prisonniers périrent, soit plus de victimes pour fabriquer cette arme des suites aux 3000 impacts de V2 en Angleterre. Des témoins affirment, qu’à la différence de ses déclarations ultérieures, Wernher von Braun était parfaitement conscient des conditions atroces de survie, de travail forcé et de mort… Il n’était qu’un dirigeant parmi d’autres se satisfaisant d’une main-d’œuvre corvéable à merci, livrée aux désirs des grands ordonnateurs du complexe militaro-industriel qui se développait dans le Reich, aux travers notamment des sociétés telles que Bayer ou BASF.
Les sciences et techniques ne sont porteurs en eux-mêmes ni de bien ni de mal, Wernher von Braun n’avait pas tort, mais il feignait d’oublier que les savants et technologues eux, demeurent humains : avec leur humanité sont insufflées l’éthique ou l’absence de toute considération morale. L’ambivalence du génie à la tête de la conception de la fusée Saturn V contamina le plus incroyable exploit que l’humanité ait accompli, elle contamina même ceux qui furent les victimes du concepteur des fusées V2, comme l’évoque Stefan Brauburger qui cite un ancien déporté :
« Lorsque j’ai vu l’atterrissage sur la Lune à la télévision, mon premier sentiment fut : Quel beau résultat, quel exploit scientifique », admet le survivant hollandais de Dora, Dick de Zeeuw, livrant ses émotions mitigées à propos de cet événement vieux de quarante ans. « Mais peut-on simplement admirer de tels résultats, sans regarder aussi quels graves événements les ont précédés ? J’étais à Peenemünde, j’ai vécu là-bas, où l’histoire du V2 a commencé, et j’ai été dans l’enfer de Dora, où les missiles furent fabriqués. » (Ibid, p. 292.)
On considère traditionnellement Dédale, le créateur du labyrinthe de Minos, comme un génie contraint de créer un lieu aussi monstrueux que le Minotaure qu’il enferme, mais la contrainte suffit-elle à dégager Dédale de sa responsabilité dans la mort des jeunes hommes et femmes qui y sont conduits pour qu’ils s’y perdent, dévorés par un monstre qui est aussi architectural ? Peut-être Dédale ne songeait-il plus vraiment aux menaces pesant sur lui, s’oubliant dans la tâche qui lui avait été confiée, qui ne pouvait que satisfaire sa soif d’innovation, à l’image de ce collaborateur de Wernher von Braun à Peenemünde, qui déclare à propos de la conception des mortelles fusées V2 nazies : « Nous n’avions pas le sentiment que nous développions une arme de représailles. Notre objectif était une fusée très performante, dirigeable et précise. » (Cité par Stefan Brauburger in ibid, p. 152.)
Étant donné que la technique des fusées était encore balbutiante, leur but des techniciens, avant même de réfléchir aux destructions engendrées, était de faire s’élever convenablement cette sorte de cigare de métal et de carburant. Après tout, les V2 n’étaient-ils pas plus efficaces en tant qu’arme de terreur au niveau psychologique plutôt que sur le plan des destructions matérielles ? Oui, mais l’étape suivante du projet n’était autre que l’implantation dans la tête des V2 d’une arme atomique, encore à l’état de projet dans les laboratoires de l’équipe d’Heisenberg, qui, fort heureusement, n’avait pas autant de dons de séducteur que Wernher von Braun et capta peu l’attention d’Hitler, comme le rappelle à juste titre Stefan Brauburger.
À la conquête de l’espace et des Américains
Le 1er juin 1961, Wernher von Braun quitta l’armée de terre américaine pour rejoindre la NASA nouvellement crée par Eisenhower, apportant avec lui 5500 collaborateurs au Georges C. Marshall Space Flight Center à Huntsville, Texas. Parmi eux, un grand nombre avaient travaillé aux côté de von Braun à la conception de la meurtrière fusée V2 nazie à Peenemünde. Lorsqu’il se rendit aux Américains en 1945, il négocia en effet la mise au service de l’armée américaine de quelques 2000 collaborateurs et de lui-même, préférant l’Oncle Sam au Petit Père des Peuples, loin des souterrains hantés par les morts du Mittelwerk. Son rôle devint de plus en plus important, malgré la concurrence au sein de l’armée, comme concepteur et vulgarisateur.
En pleine guerre froide, avant son passage à la pacifique NASA, Wernher von Braun développait pour l’armée de terre de nouvelles fusées militaires, des missiles à portée plus ou moins longues dans la continuité directe des fusées V2, mais côté américain cette fois-ci. Il concevait aussi des scénarios prévoyant la mise sur orbite d’un laser destructeur ou encore d’une station spatiale de trois cent personnes porteuses de missiles nucléaires. Orateur brillant, distrayant, touchant la corde patriotique et anticommuniste sensible de ses auditeurs toujours plus nombreux, Wernher von Braun multiplia à la fin des années cinquante les conférences, ainsi que les articles dans une revue telle que This Week qui publia à partir de 1958 une série d’articles dont il était l’auteur, traitant du voyage spatial, tandis que ses récits First man to the moon et Mars Project décrivaient respectivement un voyage vers la Lune et vers Mars. Afin de s’affranchir de la tutelle militaire, il plaida en 1957 pour la création d’une National Space Agency (Agence spatiale nationale) préfigurant la future NASA.
Depuis que les Soviétiques avaient battu à plate couture les Américains en envoyant les premiers un satellite artificiel puis un être vivant (la fameuse chienne Laïka) dans l’espace, plus personne ne considérait von Braun comme un concepteur de machines absurdes. Au contraire, malgré son passé de nazi (censuré et édulcoré), « Wernher von Braun était devenu une idole nationale, rappelle l’historien Dominik Geppert. Et ça, il l’avait bien préparé », en compagnie de Walt Disney notamment, qui produisit une série de films exposant ses idées. « Leurs images multicolores débordant de science-fiction suggéraient : cet avenir se trouve devant notre porte » écrit Stefan Brauburger (Ibid., p. 215).
L’auteur insiste sur le fait que von Braun « contribua de façon déterminante à l’astrofuturisme des années 1950, non seulement avec le développement des fusées qui aboutirent à la Saturne, celle qui amènera le module Apollo sur la Lune, mais avant tout au réflexe de pensée espace. » (Ibid., p. 215) Car sans l’implantation dans les pensées des Américains du « réflexe de pensée espace », aucun soutien suffisant du peuple et du Congrès n’aurait pu lever les fonds nécessaires au futurs voyages vers la Lune. Le discours de John F. Kennedy au Congrès le 25 mai 1961 appelant à envoyer avant la fin de la décennie un homme sur la Lune et à le faire revenir sain et sauf n’aurait eu aucun écho, ou n’aurait peut-être jamais été conçu. En 1968, Wernher Von Braun peut fièrement poser devant les gigantesques moteurs F-1 de sa fusée Saturn V, son chef-d’œuvre, la plus grande et la plus puissante fusée jamais conçue : le rêve d’une fusée capable d’emmener par sa poussée l’homme jusqu’à la Lune s’est réalisé.
Verseau, l’alter-ego de Norman Mailer dans Bivouac sur la Lune, oppose le relatif anonymat des ingénieurs américains du module de commande à l’exposition médiatique de l’Allemand von Braun, cette visibilité étant liée à la fascination exercé par le spectacle flamboyant et la puissance quasi phallique de la fusée Saturn V conçue par son équipe. Norman Mailer y voit une métaphore de la séduction exercée par le nazisme sur les Américains :
C’est ainsi que von Braun était la chaleur dans la technique des fusées, l’élément animal du programme. Pour l’opinion publique, il avait été un nazi : c’était suffisant pour assurer sa célébrité. Qui pourrait commencer à mesurer la secrète séduction qu’exercent les nazis ?
(Norman Mailer, Bivouac sur la Lune, Paris, Éditions Robert Laffont, Collection « Pavillon poche », traduction de Jean Rosenthal, 2009, p. 101)
Gloire et désillusions de Wernher von Braun
Norman Mailer ne peut s’empêcher de considérer la réussite du projet Apollo, et l’impressionnant complexe militaro-industriel qui l’a généré et qu’il accroît, sous un angle politique, à l’aune des instabilités et violences de toutes parts de cette fin des années 60 : « l’Amérique actuellement était puissante mais sans tête, l’Amérique était déchirée par le spectre de la guerre civile et plus d’un patriote et plus d’un gros industriel ― les deux se confondaient souvent ! ― voyaient les villes et les universités comme une fosse collective où grouillaient les païens noirs, les révolutionnaires juifs, une racaille minoritaire de nihilistes polyglottes et hirsutes, de hippies, d’obsédés sexuels, de drogués, d’apôtres du libéralisme et de monstres. Le crime poussait la bourgeoisie à accoucher de rêves d’ordre. Des phantasmes d’ordre devaient céder la place à des désirs d’ordre nouveau. » (Ibid., pp. 101-102)
Wernher von Braun était-il à la tête d’une entreprise visant à instaurer cet ordre nouveau dont la mise en place, comme l’écrit Norman Mailer, « exigerait une formidable chambre forte, un effort exceptionnel, un rêve qui ferait l’unité » ? L’unité n’était-elle pas en effet l’un des objectifs de la conquête de l’espace entreprise par John F. Kennedy ? Cette dernière était-elle « le chariot que pourrait emprunter Satan, l’unique et grandiose avenue du nouveau totalitarisme ? Verseau n’en était pas sûr. » Une chose est certaine : l’opportuniste visionnaire, l’ancien S.S. concepteur des fusées V2 nazies, les pas de l’homme sur la Lune n’était pas une fin en soi, mais seulement le début d’une longue marche sur le chemin menant l’être humain aux étoiles. Apollo n’était qu’un début, la promesse d’une survie de l’humanité sur d’autres planètes que la Terre : « Je pense que la faculté donnée à l’homme, de pouvoir arriver sur d’autres planètes et d’y vivre, assure l’immortalité de l’humanité, affirmait von Braun. À partir de maintenant, nous pouvons aller où nous voulons et où d’autres mondes sauvegarderont notre vie.» (Cité par Stefan Brauburger in op. cit., p. 271).
Mais les hommes politiques, le Congrès et une partie importante de la population américaine voyaient les choses autrement : l’exploit accompli, les soviétiques battus, il fallait transférer une part majeure du budget de la NASA vers des problèmes terrestres jugés plus urgents et plus importants que la poursuite de la conquête de l’espace. Les restrictions survinrent avant même le triomphe d’Apollo XI : une fois que l’objectif semblait pouvoir être atteint, il fallait pouvoir se désengager de ce programme grandiose mais trop coûteux. L’échec réussi (car sans victime) d’Apollo XIII en 1970 conduisit à l’annulation des missions Apollo XVIII, XIX et XX. L’opinion publique également se détournait du programme : à quoi servait la répétition de l’exploit initial ? Après avoir remis ses plans grandioses dans ses cartons, Wernher von Braun plancha sur la création d’une petite station, le Spacelab, et de la navette spatiale, entreprises incroyables et vestiges dérisoires de ses rêves. Il quitta la NASA pour rejoindre en 1972 l’entreprise Fairchild qui concevait un satellite de communication pour l’Inde, puis mourut en 1977 à l’âge de 65 ans.
Des ambiguïtés terriblement humaines
Au fur et à mesure des décennies suivant sa mort, les révélations se succédèrent sur son passé nazi, son appartenance à la S.S. et le rôle des recherches nazies dans la future conquête de l’espace. Dans quelle mesure von Braun était-il coupable ? Voilà la question que pose Stefan Brauburger dans sa biographie, qui y répond avec le plus d’impartialité possible, ne rejetant dans l’ombre ni l’implication de von Braun au sein de la machine de démolition de l’humain nazie, ni sa contribution indispensable à l’élévation de l’homme par ses premiers pas sur la Lune.
Les missions Apollo étaient-elles l’œuvre de Dieu ou du Diable? se demandait Norman Mailer dans Bivouac sur la Lune. N’en déplaise à l’écrivain, c’est l’humain qui fut le créateur du plus grand prodige accomplit par l’homme et des plus innommables horreurs que l’humanité ait imaginées et réalisées contre d’autres hommes. Wernher von Braun, cet ingénieur de génie, ce vendeur au charisme et au pouvoir de séduction impressionnants, cet opportuniste sans scrupules, ce membre de la S.S. puis de la NASA, ce concepteur d’engins de cauchemar et de rêve, n’était qu’un être humain, avec ses rêves (immenses) et ses manques (de scrupules).
Version remaniée d’un article paru le 25 octobre 2010 sur le blog de l’auteur, puis sur Éclats Futurs et Ouvre les Yeux.
Cet article sur l’ouvrage Poussières d’étoiles d’Hubert Reeves fait partie d’un dossier consacré aux rapports entre la réalité de la conquête de l’espace et ses représentations.