Publié aux États-Unis en 2003 et chez nous en 2004, Blankets est un roman graphique culte qui valut à son auteur, Craig Thompson, une pluie de récompenses, dont deux Eisner Awards, pour Meilleur nouvel album graphique et Meilleur artiste de l’année. Accompagné par une critique dithyrambique et les louanges d’auteurs confirmés tels que Art Spiegelman ou Neil Gaiman, cet épais volume de près de 600 pages fut souvent cité pour souligner la grande force des romans graphiques anglo-saxons.
Pourtant, de notre côté de l’Atlantique, cette bande-dessinée demeure bien moins connue que Maus, par exemple. D’où la très bonne idée de Casterman de rééditer l’oeuvre de Craig Thompson dans une somptueuse édition au papier épais, au sein de leur collection Écritures, mettant en avant des bandes-dessinées adultes en noir et blanc se distinguant par leurs qualités narratives, qu’elles soient françaises, japonaises ou encore américaines.
Un refuge à l’abri du fondamentalisme religieux
Publié, comme les autres titres de la collection, dans un format roman de 17 x 24cm, Blankets est divisé en neuf chapitres et se présente comme le récit autobiographique de la jeunesse de Craig Thompson, au sein d’une famille modeste de fondamentalistes chrétiens dans le Wisconsin. Pour être plus précis, Blankets est un récit initiatique racontant comment l’auteur, très influencé par la religion adolescent, parvint à s’en détacher et appris à aimer le monde grâce à son premier amour, Raina. Thompson navigue d’un bout à l’autre entre enfance et adolescence, entre l’atmosphère suffocante du foyer parental et le doux cocon de sa relation avec Raina. « Blankets » signifie « couvertures » et ce n’est pas un hasard : celles-ci renvoient aussi bien à ce premier amour, au sein duquel il se sent enfin heureux, protégé, qu’aux insécurités, mais aussi complicités de l’enfance, où il devait se battre avec son frère pour savoir qui aurait le plus de couverture, tout en s’inventant avec lui des histoires où leur lit devenait un radeau. Craig partagera d’abord une couverture avec son jeune frère, qu’il se sent coupable de ne pas avoir davantage su protéger, puis avec Raina, qui en coud une pour lui, en patchwork. La couverture symbolise le cocon, établit une frontière avec la dureté du monde extérieur, dont le narrateur cherche à se protéger.
Elle évoque également l’intimité, dont le narrateur manquait enfant et qu’il découvre, au sens amoureux du terme, auprès de Raina, alors même que son éducation religieuse lui a appris à la craindre, comme si elle ouvrait sur la luxure et la damnation. Bien que réaliste, Blankets possède ainsi une certaine dimension onirique, puisque de nombreux passages nous plongent dans les méandres de l’imaginaire de Craig, dont les peurs, mais aussi les désirs, d’enfant comme d’adolescent ou jeune adulte, prennent vie avec beaucoup de force à travers certaines cases, souvent présentées en pleine page.
La notion de « culpabilité chrétienne » prend tout son sens, puisque le narrateur est hanté par les textes et la doctrine religieuse, ainsi que par des sermons assez effrayants vantant les mérites de la vie éternelle, en comparaison de laquelle la vie terrestre ne serait qu’un rêve insignifiant. Faisant régulièrement preuve d’un humour pince-sans-rire sur le sujet, par la manière dont il représente par exemple ses cours de catéchisme, Craig Thompson présente une critique grinçante du fondamentalisme chrétien, qui méprise ce qui fait toute la richesse de la vie (la beauté de la nature, la joie d’aimer, de dessiner…) au profit d’un dogmatisme religieux refusant le moindre optimisme, le moindre réconfort, et se rapprochant assez clairement d’une pulsion de mort.
Un récit initiatique visuellement inspiré
Le roman graphique raconte ainsi comment le jeune Craig Thompson apprit enfin à découvrir et aimer le monde, en dépit des traumatismes de l’enfance. Le cagibi poussiéreux et rempli d’araignées dans lequel son père n’hésitait pas à les enfermer, lui ou son frère, pour la nuit s’ils n’étaient pas sages, cède la place à la chambre de Raina, et à un univers plus vaste. La jeune fille, ainsi que la présence de la neige lors de ses vacances dans sa famille, ouvrent sur un monde plus doux, représenté avec beaucoup de tendresse. Le dessin cartoonesque, presque caricatural de l’enfance, devient plus rond, plus fin lorsque, adolescent, il rencontre Raina.
Le trait de Craig Thompson est d’ailleurs l’une des grandes forces de ce roman graphique : noir et épais, il est tour à tour faussement innocent, drôle, mais également onirique et clairement émouvant. Il pourra évoquer par moments Will Eisner, mais possède une personnalité propre et ouvre véritablement sur un monde intérieur. Le découpage, bien pensé, fait alterner des pages aux cases « standard » avec un format plus libre, présentant des dessins sans contours ou bien en pleine page, par exemple, ou bien des cases de tailles différentes. Le dessin fait passer beaucoup d’émotions et permet également de retrouver le sentiment de pureté que l’on garde d’un premier amour.
Blankets est donc, aussi bien narrativement que graphiquement, une très belle réussite, à conseiller aux amateurs de bande-dessinées originales tout comme à ceux, peut-être moins familiers du 9e art, qui seraient simplement en quête d’une belle histoire, simple et touchante à la fois, où le rire et l’émotion se côtoient sans jamais forcer le trait. Récit initiatique, oeuvre autobiographique évoquant les joies et les peurs de la jeunesse, ses traumatismes cachés souvent ignorés des adultes, Blankets est aussi un roman graphique inventif et une oeuvre remplie de vie, dont l’auteur semble avoir accouché après une longue maturation. Introspectif, parfois méditatif, mais également drôle et dynamique, il s’agit d’une oeuvre rare, qui fut saluée à juste titre lors de sa première publication et que Casterman nous propose aujourd’hui de redécouvrir à travers cette édition de très belle qualité confirmant la volonté de cet éditeur de proposer des oeuvres singulières.
Blankets de Craig Thompson, Casterman, sortie le 16 mars 2016, 590 pages. 27€