La légende arthurienne, où se croisent l’épée Excalibur, Merlin, la fée Morgane ou encore les chevaliers de la Table Ronde, est l’une des plus célèbres de notre culture, ayant donné lieu à d’innombrables relectures au fil du temps et des oeuvres, littéraires ou cinématographiques, qui en ont été tirées. Et puisque nous parlons ici du 9e art, rappelons également qu’aux États-Unis, dès les années 50, Marvel s’inspira très librement de la légende et fit apparaître Morgane parmi des super-héros tels qu’Iron Man, Doctor Strange ou Spider Woman en tant que méchante. On en vit également une incarnation dans le comics Hellboy créé par Mike Mignola.
Une relecture moderne et féministe
Très loin des super-héros de comics, le scénariste Simon Kansara et son compère, le scénariste et dessinateur Stéphane Fert, reviennent à la légende médiévale qui titille notre imaginaire depuis des siècles avec cette bande-dessinée simplement intitulée Morgane et publiée chez Delcourt, tout en lui appliquant un traitement résolument moderne et féministe dans l’esprit. Morgane, présentée de prime abord comme une figure positive, magicienne et guérisseuse, fut assez rapidement assimilée à l’adversaire de son demi-frère, le roi Arthur, et à une diabolique intrigante, bien que certaines versions la dépeignent également comme une force positive, victime de la société médiévale.
C’est évidemment ce dernier parti pris, celui d’une figure féminine aussi puissante qu’intègre, spoliée de son pouvoir par un système patriarchal qui veut la garder sous contrôle, qu’adoptent les auteurs. A ceci près qu’ils font de leur fée Morgane un personnage fort ambigu, dévorée par l’amertume et le désir de revanche, n’hésitant pas à la rendre par certains aspects amorale et monstrueuse. Une partie de Morgane telle que nous la connaissons subsiste donc bel et bien, mais Simon Kansara et Stéphane Fert vont nous donner son point de vue, nous permettant de comprendre comment elle est devenue cette femme vénéneuse. Leur Morgane apparaît également comme une farouche défenseuse des femmes et ennemie du pouvoir oppressant exercé par Merlin, qui manipule le roi Arthur – pas franchement malin – tel un pantin.
L’audace de cette relecture très libre du mythe arthurien, qui prend en compte diverses versions de la légende, est donc de faire de Morgane un personnage de premier plan et de transformer les vénérables Arthur et Merlin en vils hommes de pouvoir n’hésitant pas à utiliser les femmes dans leur propre intérêt. Cette vision, pas toujours très nuancée, mais traitée avec une certaine dose d’humour, pourra en faire tiquer certain(e)s : l’ensemble des personnages masculins, à l’exception notable du père de Morgane, féministe avant l’heure, sont fondamentalement mauvais ou d’une stupidité crasse, ce qui peut apparaître assez simpliste. On pourrait avancer (avec raison) que cette manière de diaboliser Merlin, par exemple, enlève une grande partie de l’ambiguité du personnage et de sa force d’évocation. Exit l’homme des bois, le fou incompris, le magicien pouvant revêtir diverses formes : Merlin vu par Kansara et Fert ressemble davantage à l’archétype du conseiller du roi actionnant les ficelles et régnant dans l’ombre. Ressort classique, qui fonctionne plutôt bien, mais simplifie considérablement la donne.
Un univers visuel très abouti
Cependant, ce qui intéresse les auteurs ici, c’est bien Morgane et ses différentes facettes. Et, si l’on passe outre cette schématisation autour des personnages masculins, on a alors le plaisir de découvrir une BD de toute beauté, visuellement audacieuse et aboutie, parfois maladroite dans le fond, mais enthousiasmante.
Le style de Stéphane Fert, dont il s’agit là de la toute première bande-dessinée (ce que l’on ne soupçonnerait pas au vu du résultat), se démarque du tout venant et allie une imagerie sombre, fortement inspirée de la peinture pour certaines cases (Le baiser de Klimt, entre autres), à des couleurs tranchées (bleu, rose, mauve) et des noirs profonds. Le remarquable travail au pastel gras de l’artiste nous plonge dans un univers de conte gothique, onirique et faussement enfantin, où les personnages sont parfois simplement esquissés sous forme de silhouettes sans visage tandis que les pages de chapitres évoquent des cartes de tarot, faisant écho au mysticisme de Morgane. Si le dessinateur ose parfois une référence picturale à Alice au pays des merveilles ou à La Belle au Bois Dormant de Disney, l’univers n’en reste pas mois sombre, avec quelques planches plus explicites, comme ce passage où Morgane, symbolisant alors la Déesse-Mère, s’accouple avec le dieu cornu Cernunnos, une divinité païenne qui lui apparaît sous la forme d’un cerf. Cernunnos était souvent représenté nu aux côtés d’une femme, symbolisant une union mari-femme, et c’est cette symbolique païenne qui est reprise ici par Stéphane Fert avec une certaine audace.
Les femmes et l’amour courtois
L’intrigue excelle par ailleurs à montrer comment Morgane est devenue ce qu’elle est et n’hésite pas à la rendre cruelle et ambigüe, ne la réduisant jamais à une simple victime malgré la série d’épreuves et trahisons qu’elle subit. Si certains passages semblent manquer de nuances à première vue, allant volontairement dans l’exagération, les auteurs ne manquent pas pour autant de pertinence, voire d’impertinence. Ainsi, la vision de l’amour courtois, inhérent à la littérature médiévale et où la femme courtisée était placée sur un piédestal, pourra sans doute surprendre pour qui se souvient de la lecture de certains de ces textes, comme le Perceval de Chrétien de Troyes. Après tout, les chevaliers respectaient leurs dames et dominaient leurs pulsions pour elles, sublimant ainsi leurs sentiments, qui étaient mis à rude épreuve. Les montrer comme de simples pervers désirant uniquement les posséder peut donc sembler un peu caricatural.
Cependant, Morgane entend, sans trop se prendre au sérieux non plus, démystifier cette imagerie chevaleresque. Il faut savoir qu’au XIIe siècle, par exemple, l’idéal chevaleresque était perçu comme étant sur le déclin. La littérature médiévale s’inspirant de la légende arthurienne entendait ainsi raviver cet esprit, en l’idéalisant clairement. De plus, la femme, même idéalisée, même de naissance supérieure, restait un objet de désir attendant qu’on la courtise et la séduire était aussi considéré comme un moyen de gagner les faveurs du seigneur dont elle était bien souvent la fille ou la femme. C’est d’ailleurs ce que montrent les auteurs avec Guenièvre, qui motive à elle seule les chevaliers. Après, on pourra malgré tout rappeler que l’amour courtois se développa aussi sous l’influence de femmes, telles qu’Aliénor d’Aquitaine ou Marie de France, cette dernière ayant joué le rôle de mécène pour Chrétien de Troyes. Mais, en réécrivant l’histoire, la bande-dessinée de Kansara et Fert replace aussi les femmes, souvent réduites à une forme de passivité, au coeur de l’action, les rendant maîtresses de leur destin. Les auteurs ont également eu la bonne idée de revisiter certains des épisodes les plus glauques et malsains de la légende, sans chercher à en gommer les aspérités, ce qui est un bon point et donne un récit percutant.
Morgane est donc une bonne surprise et révèle un auteur talentueux, à la narration efficace, Simon Kansara et un jeune artiste, Stéphane Fert, auquel on prédit volontiers un brillant avenir s’il continue à expérimenter avec la forme de la sorte. S’il pourra peut-être un brin agacer par sa vision volontairement caricaturale des personnages masculins, l’album a néanmoins le mérite de représenter Morgane, personnage mythique et évocateur, dans toute sa complexité et son ambivalence, montrant l’injustice dont elle a été victime, comme de nombreuses femmes à l’époque médiévale ayant eu le malheur de faire preuve d’ambition, sans pour autant fermer les yeux sur sa sa soif de vengeance grandissante. Surtout, au-delà cette dimension moderne, dans l’air du temps, la bande-dessinée est formellement sublime, avec des dessins au pastel inventifs et audacieux, riches en références picturales. Une belle découverte.
Morgane de Simon Kansara & Stéphane Fert, éditions Delcourt, sorti le 6 avril 2016, 144 pages. 17,95€