[Critique] Yuko — Ryoichi Ikegami

image couverture yuko ryoichi ikegami éditions delcourt tonkamUne anthologie explorant de grands thèmes de la culture japonaise

Grand mangaka connu pour la finesse de son trait, qui vient sublimer des intrigues criminelles sanglantes, Ryoichi Ikegami s’est fait connaître en France tardivement, en 1995 pour être plus précis, lorsque les éditions Glénat publient Crying Freeman, moins d’un an avant la sortie de son adaptation cinématographique par Christophe Gans. C’est la période où le manga débarque progressivement en France, et où des oeuvres adultes, plus confidentielles au sein d’un marché saturé par les bandes-dessinées pour ados, sont traduites.

La réputation d’Ikegami n’est aujourd’hui plus à faire et il a ainsi décidé d’écrire et dessiner, au fil des ans, de courts mangas publiés dans des revues spécialisées, telles que Big Comics, où il peut davantage exprimer ses obsessions personnelles à travers des histoires originales ou des adaptations de classiques de la littérature japonaise de l’ère Taisho (1912-1926). En effet, l’artiste s’occupe en général uniquement du dessin, laissant l’histoire à d’autres auteurs et, bien qu’il choisisse ses projets, ceux-ci sont en partie guidés par une logique commerciale, tandis que d’autres, jugés trop singuliers, sont refusés par les éditeurs. Cette première anthologie éditée par les éditions Delcourt/Tonkam réunit ainsi douze de ces histoires, publiées entre 1991 et 1999, qui sont comme autant de nouvelles tournant autour des thématiques classiques de la littérature japonaise que sont l’amour, l’honneur ou le sacrifice. Parmi elles, neuf sont des histoires originales imaginées par Ryoichi Ikegami, les trois dernières étant des adaptations d’oeuvres japonaises autour de ces thèmes. Il y est beaucoup question d’amour, de sexe, mais aussi de sadomasochisme, et donc de cruauté, que cette dernière soit d’ordre sexuel ou moral.

Un recueil aux thèmes dérangeants, pour lecteurs avertis

Pour cette raison, Yuko n’est pas un manga à laisser entre n’importe quelles mains, et on le destinera donc aux adultes. Si ses dessins ne sont jamais vulgaires en raison de la grâce avec laquelle il représente ses personnages, même dans les situations les plus douloureuses — le regard de ses héroïnes, notamment, laisse passer une émotion qu’on ne retrouve que très rarement dans les mangas — précisons tout de même que les femmes sont souvent représentées nues et attachées, à travers un découpage par moments morcelé qui se concentre sur certaines parties du corps telles que les seins ou le sexe. Et puis, au-delà des dessins et des situations explicites auxquelles peuvent faire référence les intrigues, le fond des histoires, résolument sombre, peut s’avérer dérangeant.

En effet, comme le souligne d’ailleurs le mangaka dans l’interview accompagnant cette très belle édition, le point commun des différents récits est de tourner autour de l’immoralité. Celle-ci n’est ni valorisée, ni entièrement condamnée ; l’auteur s’attache en réalité à interroger la notion de moralité, et à la mettre à mal, laissant le soin au lecteur de se positionner dans un certain nombre de cas. Interroger la notion de moralité lorsqu’on évoque le sadomasochisme et sa représentation, notamment par le biais des femmes, est assez délicat à notre époque et pourra indisposer le lecteur par moments. Cependant, une lecture attentive de cette volumineuse anthologie a tôt fait de révéler que Ryoichi Ikegami n’adopte pas un point de vue machiste.

Les femmes japonaises et le sacrifice

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Illustration couleur par Ryoichi Ikegami de l’histoire “L’enfer” dans son recueil “Yuko”. © Delcourt Tonkam

Ainsi, dans le manga donnant son nom au livre, Elle s’appelait Yuko, c’est la lâcheté et l’égoïsme du compagnon de l’héroïne, un artiste à priori gentil, sensible et bien sous tous rapports, qui fait le malheur de celle-ci. Afin d’éponger des dettes de jeu contractées de manière particulièrement imbécile, le narrateur demande à sa petite-amie, Yuko, de poser nue pour les dessins sadomasochistes d’un ami mangaka inspiré du maître d’estampes Seiu Itô, afin de lui éviter de se faire couper la main, et donc de perdre la possibilité de créer. L’ami en question prendra un plaisir pervers à la voir dans cette position, et l’on comprend qu’il la viole purement et simplement, ce qui donne l’idée à la jeune femme de se suicider avec son compagnon… qui fait machine arrière lorsqu’il touche l’argent contre toute attente. Ikegami critique donc le comportement des hommes, tandis que Yuko n’agit qu’en pensant à sauver son compagnon, bien que le retournement final joue là aussi sur une certaine ambiguïté.

Evidemment, il faut aussi considérer cette anthologie, profondément inspirée de thématiques japonaises, dans le contexte particulier de cette culture, où il est beaucoup question d’obéissance, d’honneur et de sacrifice. L’obéissance et l’honneur sont par exemple liés à l’histoire du samouraï piégé par sa hiérarchie dans Le donjon, et qui est donc tenu de se suicider ; la maîtresse des lieux où il se réfugie, une femme aux immenses pouvoirs, tentera de le sauver en remettant en cause la justesse de cette obéissance. Cependant, dévouement et sacrifice sont souvent associés aux personnages féminins, ce qui, là encore, est un motif récurrent de la littérature japonaise. Deux images de la femme ressortent : l’épouse ou la compagne dévouée, montrée dans toute sa pureté, et qui paiera le prix fort, d’une part ; la jeune fille ou la jeune femme jouant de sa sexualité et du trouble qu’elle suscite de l’autre.

Cependant, là où Ryoichi Ikegami interpelle, c’est qu’il joue avec ce paradigme et les attentes qu’il suscite pour le remettre en partie en cause. Non pas que Yuko puisse être vu comme une anthologie féministe, mais le mangaka aime en tout cas explorer la psyché masculine, ses fantasmes et ses paradoxes, et les projections qui en découlent. Le lycéen timide de l’histoire Le serpent laisse-t-il son imagination lui jouer un tour lorsqu’il pense que sa séduisante prof est une femme perverse vampirisant les hommes et les menant à leur perte telle une Méduse des temps modernes ? Même si la conclusion est laissée à l’appréciation du lecteur, on peut l’interpréter comme tel. De même, si c’est la femme qui initie l’homme à une pratique sadomasochiste dans Fleur noyée, là encore, la lâcheté de l’homme est mise en exergue lorsque leurs jeux tournent mal et qu’il prend la poudre d’escampette. Il réalisera plus tard que, tout occupé qu’il était par leurs ébats torrides, il a échoué à voir la vulnérabilité de son amante et l’attachement sincère qu’elle lui portait. Dans Un amour de Tôjûrô, c’est le perfectionnisme d’un comédien qui le pousse à manipuler une honnête femme dans le seul but d’améliorer son jeu, même si cette quête égoïste finira par avoir des conséquences dramatiques.

Des intrigues entre artifice et pureté

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Planche extraite de l’histoire “Elle s’appelait Yuko” dans l’anthologie “Yuko’ de Ryoichi Ikegami. © Delcourt Tonkam

Il est donc toujours question de sens moral à travers l’oeuvre de Ryoichi Ikegami, malgré le côté sulfureux ou malsain de certaines histoires. Seule La cité maléfique nous aura quelque peu indisposés au final, pas seulement en raison de son ambiguïté fondamentale, mais aussi par le côté tiré par les cheveux de l’artifice narratif par lequel l’auteur rend son intrigue moralement acceptable. Sans doute cela serait-il mieux passé en nouvelle, mais en tant que tel, on a surtout l’impression que Ikegami a cherché à aborder des sujets tabous, tout en restant dans les limites de la bienséance afin de ne pas être accusé d’en faire l’apologie. Le soucis, c’est que ce revirement moral, qui intervient in extremis alors que le malaise grandit, n’est pas franchement crédible de la manière dont il est présenté, tandis que la fin est quant à elle assez obscure. Le mangaka critique la forme d’esclavagisme (y compris sexuel) dont sont victimes les domestiques particuliers, après avoir exploré les zones d’ombre de la psyché d’une mère ayant perdu son fils, entre émotions incestueuses et pédophiles, mais le résultat est assez brouillon.

Les différentes histoires ne se valent donc pas, mais l’ensemble reste d’une grande qualité, avec deux pics : Le donjon, que nous avons déjà évoqué, qui est une adaptation de la nouvelle du même nom de Kyokâ Izumi (1917), et L’enfer, d’après une nouvelle de Ryûnosuke Akutagawa (1918), dont le dénouement, atroce, cristallise avec brio l’ensemble des thèmes contenus dans cette anthologie. C’est donc lorsqu’il se tourne vers des textes préexistants, que nous pourrions qualifier de “classiques” au sens vulgaire du terme, que Ikegami se montre le plus inspiré ; peut-être, justement, parce-que la pureté du récit l’incite à se tourner davantage vers l’émotion, tout en faisant preuve d’une vraie retenue, là où ses histoires originales, tout aussi intéressantes soient-elles, sont moins directes, et, en un sens, plus artificielles.

Une très belle édition pour un artiste au style unique

Le style de l’artiste, d’un bout à l’autre du volume, est quant à lui irréprochable : son trait réaliste est d’une beauté à couper le souffle, avec un sens du détail forçant l’admiration, un découpage brillant, qui maintient une tension permanente et des personnages aux expressions très travaillées, véhiculant une émotion véritable. Les éditions Delcourt/Tonkam offrent quant à elles un très bel écrin à cette anthologie, publiée une première fois en 1999 dans une édition de qualité moindre. Avec sa couverture reliée, son papier épais dont l’impression rend justice à la finesse des dessins du mangaka, et un ruban en tissu doré en guise de marque-page, cette réédition fait de Yuko un très bel ouvrage à ajouter à sa bibliothèque.

Que l’on soit familier du travail de Ryoichi Ikegami ou non, Yuko est une anthologie que les amateurs avertis de mangas, mais aussi de littérature japonaise, pourront pleinement apprécier à condition d’être sensibles aux sujets abordés, sombres, difficiles, parfois un peu limites, mais traités avec une vraie profondeur. Le lien entre sexe et pulsion de mort, soit Eros et Thanatos, traverse ces 12 récits très hétéroclites par leurs intrigues et leur ton, tandis que la quête de perfection de l’artiste irrigue de manière plus souterraine un certain nombre d’entre elles (Elle s’appelait Yuko, L’enfer, Un amour de Tôjûrô…).

Le prix à payer pour les choix que nous faisons revient également beaucoup, de sorte qu’une véritable cohérence se dégage de Yuko, qui explore l’imaginaire de la culture japonaise à travers des thèmes qui lui sont inhérents, et sur lesquels l’auteur s’interroge sans apporter de réponse définitive, créant par la même occasion un sentiment de vertige assez troublant chez le lecteur. Si l’on ajoute à cela que le mangaka y fait preuve d’une maestria visuelle renforcée par la retenue d’histoires bien différentes des seinen auxquels il est généralement associé, Yuko est définitivement un essentiel à ajouter à sa bibliothèque cet hiver.

Yuko : Extraits de littérature japonaise, une anthologie sélectionnée par Ryoichi Ikegami, Delcourt/Tonkam, sortie le 4 janvier 2017, 448 pages. 19,99€.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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