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[Critique] Veronica – Nelly Kaprièlian

image couverture nelly kaprièlian éditions grassetAprès un premier livre plébiscité par la critique et le public, Le manteau de Greta Garbo (2014), Nelly Kaprièlian, responsable des rubriques littéraires des Inrockuptibles et de Vogue, chroniqueuse pour le Masque et la plume sur France Inter, est de retour avec un deuxième roman, Veronica, aux éditions Grasset. Après avoir ausculté le mythe Greta Garbo à travers une pièce de sa garde-robe acquise aux enchères, l’auteure continue d’explorer le Hollywood des années 40 et s’intéresse cette fois-ci à la figure tragique d’une icône tombée dans l’oubli et morte seule dans la misère, Veronica.

Une fausse biographie de Veronica Lake ?

On aurait tort, cependant, de penser qu’il s’agit là d’une biographie romancée de Veronica Lake, bien que Nelly Kaprièlian emprunte certaines choses à la vie tumultueuse de l’interprète du Dahlia Bleu. Sa Veronica est une figure fictive aux multiples visages, composée en partie d’éléments biographiques venus de différentes stars que l’on pourra reconnaître ici et là. Il y a du Veronica Lake en effet, la défunte actrice ayant été une alcoolique notoire, détestée du tout Hollywood, où on la surnommait “The Bitch” (la salope).

Lassée d’être reconnue uniquement pour son physique et sa chevelure dorée de sirène, qui lui cachait souvent un oeil, elle s’exilera à New York pour se consacrer au théâtre lorsque sa carrière au cinéma sera dans un creux, en vain. Abandonnée de ses propres enfants, ruinée, elle finira par errer d’un hôtel minable à l’autre jusqu’à ce qu’un journaliste retrouve sa trace, alors qu’elle est devenue serveuse dans un club de Manhattan. Elle profitera de ce regain d’attention pour publier ses mémoires et mourra quelques années plus tard, en 1973, à l’âge de 50 ans, d’une hépatite. La légende murmure qu’une partie de ses cendres s’est retrouvée quelques temps plus tard en vente dans une boutique new-yorkaise.

Une atmosphère de néo-noir à la David Lynch

On voit donc bien ce qui a pu inspirer à Nelly Kaprièlian le destin tragique de sa Veronica, dont la moitié des cendres se retrouve mise aux enchères plus de cinquante ans après sa mort. Mais il y a également du Marilyn Monroe, qui partit elle aussi à New York pour tenter de se construire une image d’actrice sérieuse, qui fut virée en plein tournage par la Fox, lassée de ses absences et retards répétés. Et du Laura Palmer, ce personnage de Reine de Beauté imaginé par David Lynch et Mark Frost pour leur série Twin Peaks, qui avait l’impression de corrompre tous ceux qu’elle approchait.

D’ailleurs, les quelques références lynchiennes qui émaillent le récit ne sont guère innocentes : il se dégage de Veronica, roman sur les faux semblants de l’Usine à Rêves, productrice d’images à échelle industrielle, une atmosphère de néo-noir que ne renierait pas le réalisateur de Mulholland Drive. Et, si les 60 premières pages du livre racontent la vie et les déboires de l’actrice de manière relativement terre à terre, au fil des pages, une dimension véritablement onirique se profile et se développe, nous plongeant dans les pensées les plus intimes de la narratrice, une journaliste française dépêchée par “un magazine prestigieux” à Los Angeles pour enquêter sur le mystère Veronica, qui ne va pas tarder à la happer, lui révélant ses propres failles.

Une réflexion sur l’identité et l’altérité

Dans ce dédale mental où se mêlent passé et présent, le “vieil” Hollywood et celui de notre ère résolument people, le lecteur est invité à s’interroger, en même temps que la narratrice, sur la question de l’identité, de la féminité, de la célébrité, sur le regard que nous portons sur autrui comme sur nous-mêmes. Le fantôme de Veronica, dont l’essence, la vérité, semble nous échapper en permanence, est ici convoqué pour révéler comme en miroir la vérité profonde de la narratrice, ses blessures secrètes, qu’elle sera amenée à exorciser. L’écriture, aussi affutée que sensible, est précise et nous immerge dans ce Los Angeles tentaculaire, partagé entre les vestiges de son passé et une vision plus “moderne” de la célébrité, où il est important de voir autant que d’être vu. Il est question, à travers la figure d’icône déchue de Veronica, femme partagée entre plusieurs identités, plusieurs avatars, des différentes facettes de la personnalité, de ce que l’on projette de soi sur les autres et vice-versa, de la manière, aussi, dont on peut se mentir à soi-même.

Veronica est un roman qui nous parle de nous sur le mode de l’altérité et évoque avec finesse la célébrité, nous donnant à comprendre toute la difficulté, pour une star, de dresser une frontière entre cette “autre” que représente son image médiatique, savamment construite et la “vraie” femme qui se cache derrière. Que faire quand l’image, devenue indépendante, prend toute la place ?

Que voit-on quand on voit ?

Là où Nelly Kaprièlian frappe fort, c’est que, plutôt que de rester concentrée sur Veronica, elle fait communiquer les pensées présentes dans les mémoires de l’actrice avec celles, intimes, de sa narratrice. L’auteure ne nous révèle pas forcément l’envers du décor, mais fait communiquer l’image avec le récepteur, dans un dialogue permanent, un jeu de miroir qui n’en révèle pas tant sur l’actrice déchue que sur notre rapport à ces icônes modernes et notre statut de “voyeurs” assumés.

Que voit-on quand on voit est la question, posée à la narratrice, qui revient constamment au fil du récit. Et révèle en filigrane que tout ce que nous percevons, tout ce que nous croyons voir, n’a pas forcément de réalité “concrète” dans ce Los Angeles, véritable réseau d’images, qui, d’après le Bret Easton Ellis déluré qui apparaît à plusieurs reprises dans le roman, “n’existe pas”, les images des films se superposant à chaque coin de rue, chaque virage de la sinueuse route Mulholland Drive. Et, après tout, notre regard n’est-il pas semblable à une caméra ? La narratrice n’évolue-t-elle pas en spectatrice à travers Hollywood, hypnotisée par des images projetées sur un écran mental, qui apparaissent et disparaissent tels des fantômes ?

Une ode au cinéma et sa force de suggestion

Par sa compréhension profonde du 7e art et du trouble qu’il provoque, Veronica est aussi une ode au cinéma et une réflexion autour de la “perte d’aura” théorisée par Walter Benjamin et explorée par David Lynch à travers son chef d’oeuvre Mulholland Drive, où des images mourantes reviennent sans cesse, touchant au sublime lorsqu’elles se rapprochent du gouffre. Quel est le pouvoir des images aujourd’hui, à l’heure de la dématérialisation du numérique, et quel rapport entretenons-nous avec elles ? Que projetons-nous de nos vies sur elles ?

Roman labyrinthique dans lequel on se perd avec délice, Veronica rend hommage à la force de suggestion des chefs d’oeuvre hollywoodiens tout en faisant preuve d’une remarquable lucidité sur l’Usine à Rêves. Sans jamais idéaliser son sujet, Nelly Kaprièlian enchevêtre le réel à la fiction de manière si inextricable qu’on ne saurait distinguer l’endroit de l’envers du décor, faisant de Los Angeles un véritable espace mental où les ombres et fantômes des icônes hollywoodiennes côtoient nos démons les plus intimes, nous révélant une vérité troublante.

Faisant sienne l’expression de Rimbaud “je est un autre”, Nelly Kaprièlian nous propose avec ce Veronica des plus oniriques, une réflexion passionnante autour de l’identité et l’altérité qui réside en chacun de nous. A travers le portrait d’une figure déchue du cinéma des années 40, elle nous invite à nous interroger sur notre rapport à l’image, la nôtre tout autant que celles qui défilent sous nos yeux, sur les écrans et dans les médias. L’intime se mêle au portrait de la faune hollywoodienne, à travers une écriture d’une grande justesse, sans la moindre complaisance. Un roman inclassable et troublant, comme on aimerait en lire davantage.

Veronica de Nelly Kaprièlian, Grasset, 20 janvier 2016, 218 pages. 18€ 

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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