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[Critique] A la table des hommes – Sylvie Germain

image couverture à la table des hommes sylvie germain éditions albin michelC’est à la fois un conte intemporel et une fable contemporaine que nous propose Sylvie Germain avec A la table des hommes, 36e ouvrage paru en janvier dernier aux éditions Albin Michel. Dès la très belle couverture, nous voici introduits dans un monde aussi merveilleux que mystérieux, où la nature semble centrale.

L’histoire est celle de Babel, plus tard rebaptisé Abel, jeune homme sauvage à la mémoire défaillante, recueilli par des villageois en pleine guerre civile, dans un pays qui n’est jamais nommé. Porcelet de naissance, il fut transformé en adolescent par un prodige inexpliqué, suite à sa rencontre avec un homme grièvement blessé. Ne se souvenant pas de ce passé, il est comme une toile vierge, un innocent qui se heurte à la cruauté des autres enfants et doit apprendre peu à peu le langage, source d’étonnement constant. Par la suite recueilli par deux frères, Clovis et Rufus, dans un autre pays, Babel apprendra à devenir un homme. Mais la bestialité des hommes n’est jamais loin…

Une première partie aux allures de conte intemporel

Conte sombre et merveilleux à la fois et fable moraliste, A la table des hommes rappelle un peu, par sa thématique de l’enfant sauvage et son propos sur la violence et la cruauté des hommes, un autre roman dont nous vous parlions récemment, Anomalia de Laura Gustafsson. Sauf qu’à la différence de cette oeuvre plus provocatrice, Sylvie Germain ne se montre jamais nihiliste. Certes désenchantée, elle reste sensible à la beauté de la nature et des rapports entre les hommes lorsque ceux-ci sont fraternels.

La première partie du roman, lorsque le héros est encore un porcelet égaré suite à un bombardement, est sans doute la plus forte, la plus intrigante. L’écriture de Sylvie Germain, particulièrement poétique, sait se mettre à hauteur d’animal, capter l’atmosphère de cette nature tour à tour nourricière et hostile. La dimension intemporelle de l’histoire, qu’on ne saurait dater à ce moment-là, contribue à nous plonger dans l’univers du conte. Cela pourrait se passer au moment de la Première Guerre Mondiale, ou un peu après, et pourquoi pas avant. Le quatrième de couverture nous apprend qu’il s’agit en fait d’une guerre civile et le dernier tiers du roman que nous sommes dans un univers contemporain, mais, à ce moment-là de l’histoire, nous n’avons que très peu de repères nous permettant de dater ou situer les événements, et cela participe indubitablement au charme de l’ensemble, lui donnant une portée universelle.

Un monde finalement contemporain

On regrettera d’ailleurs quelque peu (nous y reviendrons) que l’auteure ait fait le choix d’inscrire la dernière partie de son roman dans un univers contemporain trop précis, faisant même référence aux blogueurs, alors que sa fable semblait jusque-là ancrée dans un monde aux contours flous, mais auquel on pouvait néanmoins s’identifier. Les différentes parties du roman, tout en conservant un même propos, prennent chacune une tournure différente, faisant évoluer l’histoire dans des directions que le lecteur n’attend pas forcément. De prime abord, cela peut s’avérer déroutant : on a par moments l’impression que Sylvie Germain improvise, qu’elle n’avait pas prévu dès le départ d’orienter son histoire de telle manière. Impression qui se trouvera d’ailleurs vérifiée lorsque nous écouterons, après coup, une interview de l’auteure sur RFI, où elle explique qu’elle improvise en effet à partir d’un postulat de départ et que le roman a connu des périodes d’écriture successives sur un an et demi.

Cependant, cette progression colle aussi en partie à l’évolution de Babel/Abel. Nous suivons en effet le héros, de son enfance, alors qu’il n’est qu’un porcelet, jusqu’à ce qu’il soit un homme d’âge mûr. Au fil des pages, le monde, qu’il appréhende de mieux en mieux, se précise, comme pour souligner et accompagner cette évolution. Son amie, la corneille Doudi, est finalement le seul élément de ce passé à l’accompagner d’un bout à l’autre de l’histoire, le rattachant à la nature de manière profonde.

Lorsque l’actualité rattrape l’histoire…

Notre seul vrai regret, finalement, concerne le dernier tiers du roman, ancré dans une actualité trop récente et dont on devine aisément qu’il a été écrit en réaction à l’attentat meurtrier du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo. On comprend, bien évidemment, l’effroi de Sylvie Germain, comme tout un chacun, devant ces terribles événements, et que cela ait irrigué son écriture. Cependant, la référence est trop évidente et les faits trop frais dans notre mémoire, donnant à cette conclusion un aspect un peu trop appuyé, d’autant plus que l’auteure explicite un peu trop son propos lors de cette dernière partie. Si sa dénonciation des problèmes politiques et religieux qui agitent notre monde est tout à fait louable, on aurait préféré que cette dénonciation se fasse à travers le récit lui-même, que l’histoire parle pour elle-même plutôt que de nous en donner directement la morale. Un conteur doit toujours faire confiance à son histoire, après tout.

A la table des hommes reste cependant un roman singulier, porté par une écriture ciselée et incroyablement précise, employant un vocabulaire riche, avec des mots parfois peu usités, mais qui ne nous distraient jamais du récit, bien au contraire. Sylvie Germain est à son meilleur lorsqu’elle évoque la nature et le lien indéfectible de son héros à celle-ci, que le récit verse dans le conte, entre horreur et merveilleux. La dimension clairement initiatique de l’histoire de Babel/Abel, qui découvre les hommes et le monde qui l’entoure avec des yeux vierges, est touchante et sonne juste. Si on est un peu moins convaincus par la partie plus moraliste de la fable lorsque celle-ci devient contemporaine, non en raison de ce que l’auteure y exprime, mais davantage parce-que son discours est énoncé de manière trop explicite au lieu d’émerger par lui-même de l’histoire, le roman se distingue par sa justesse de ton et la poésie qui s’en dégage. Sylvie Germain a définitivement un univers et un style bien à elle, dans lequel on plonge avec plaisir.

A la table des hommes de Sylvie Germain, Editions Albin Michel, 4 janvier 2016, 262 pages. 19,80€

 

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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