Loin de La petite maison dans la prairie…
A l’orée du verger est le huitième roman de Tracy Chevalier, mais, étonnamment, il s’agit du tout premier livre de l’auteure originaire de Washington à mettre en scène des Américains. Même lorsqu’elle se décide enfin, en 2013, à situer l’action de La Dernière Fugitive aux Etats-Unis, elle choisit de faire de son héroïne une quaker anglaise. Ses précédentes œuvres nous faisaient découvrir la France, la Hollande ou encore l’Angleterre des siècles passés, avec une rare subtilité et un soucis du détail, fruit de longues recherches, qui font toute la différence dans le genre à part des romans historiques. Loin des grandes fresques épiques, l’Histoire dans l’oeuvre de Tracy Chevalier est vue à travers le prisme de l’intime et possède un souffle romanesque certain. Ses personnages à la psychologie fouillée sont authentiques et, à travers eux, c’est un monde aujourd’hui disparu que nous découvrons, loin de tout cliché grandiloquent.
Dans la continuité de cette approche, A l’orée du verger se déroule dans l’Amérique du 19e siècle, celle de la conquête de l’Ouest et de la ruée vers l’or et entretient des liens certains avec le précédent livre de l’auteure, La Dernière Fugitive, puisque c’est durant les recherches et l’écriture pour ce dernier qu’elle eut l’idée de cette histoire d’un couple de colons cultivant des pommiers dans l’Ohio. Les deux romans ont en commun de se dérouler dans cet Etat, mais surtout de montrer les conditions de vie réelles des pionniers de l’époque, bien loin du portrait idyllique brossé par Laura Ingalls Wilder dans son classique La petite maison dans la prairie. L’âpreté du quotidien y rend les gens durs, pragmatiques.
Ainsi, James Goodenough, le père de famille d’A l’orée du verger, ne verse pas une larme lorsque ses enfants meurent de la fièvre des marais (lui et son épouse en ont perdu cinq lorsque l’histoire commence) et n’hésite pas à creuser chaque année une nouvelle tombe à l’avance. Et si le couple rêvait d’une vie meilleure dans l’Ouest, ils durent pourtant s’établir dans le très humide Black Swamp de l’Ohio, faute de pouvoir rallier l’Indiana à cause de la boue qui empêchait leur chariot de continuer sa route. Ces deux éléments donnent le ton du roman, à la fois âpre et teinté d’ironie. L’histoire, tout en ayant une dimension romanesque, est ainsi ancrée dans un profond réalisme et la minutie avec laquelle Tracy Chevalier nous raconte la vie de cette famille nous donne un aperçu saisissant de ce que pouvait être la vie des colons à cette époque.
La guerre des pommes
Divisé en six parties distinctes, le roman se déroule sur dix-huit ans et oscille entre différents points de vue : celui du père, James, de la mère, Sadie, leur fils cadet Robert, qui se révèle être le héros de l’histoire et enfin sa soeur, la jeune et frêle Martha. Toute la première partie se partage entre récit à la troisième personne, s’attachant davantage au point de vue de James et récit à la première personne de Sadie. Si l’écriture de Tracy Chevalier est en tous points remarquable, ce qui rend l’histoire aussi forte et fascinante est le personnage de mère indigne de Sadie Goodenough, une femme à la personnalité complexe pour laquelle l’auteure parvient à nous faire ressentir (par moments du moins) une certaine empathie, en adoptant une approche naturaliste.
Si Sadie est infidèle, alcoolique, parfois violente et n’hésite pas à rabaisser cruellement ses enfants, qui travaillent tout aussi dur qu’elle, elle est aussi, en partie, une victime des circonstances, une femme qui n’a pas choisi son destin et est devenue alcoolique lorsqu’elle a commencé à boire de l’eau-de-vie de pommes, censée la prémunir de la terrible fièvre des marais, qui lui a pris cinq enfants. On est d’ailleurs plus enclins à comprendre la rancune du personnage envers son mari lorsque celui-ci regrette que trop de choses meurent dans le Black Swamp, en parlant de ses pommiers et non de ses enfants !
Le conflit entre mari et femme, le premier préférant les pommes de table, la seconde les pommes à cidre, irrigue ainsi tout le roman, y compris lorsque le couple cède la place à leurs enfants dès la deuxième partie du livre. Cette guerre larvée à laquelle les époux se livrent marquera en effet durablement leurs enfants, en quête d’une vie meilleure mais sans cesse rattrapés par ce lourd passé. Tracy Chevalier, en alternant les points de vue, permet de saisir ces deux personnages dans toutes leurs subtilités, tout en mettant en avant le gouffre qui semble condamné à les séparer.
Une histoire de résilience
Assez vite, A l’orée du verger s’articule autour d’un drame, que Robert Goodenough, le fils cadet, cherche à fuir et qui ne nous sera révélé qu’une centaine de pages avant la fin. Le passage entre la première et la deuxième partie du livre marque une rupture abrupte entre le point de vue des parents et celui de Robert, dont nous découvrons les lettres à ses frères et soeurs, qui resteront sans réponse, étalées sur dix-huit ans. Le jeune garçon est parti à la conquête de l’Ouest, sans que l’on sache trop pour quelle raison au départ, vivant de divers petits boulots et ne faisant jamais fortune, même lorsqu’il se lance dans une courte carrière de chercheur d’or. Puis nous devinons un drame et l’histoire de Robert s’orientera vers la résilience lorsque sa soeur Martha partira à sa recherche.
A travers la sombre histoire familiale des Goodenough et le parcours de Robert, Tracy Chevalier nous parle ainsi du Rêve Américain, qu’elle démystifie en partie (le héros ne fera jamais fortune), tout en mettant en avant l’idée qu’il est possible de se reconstruire ailleurs, de choisir qui l’on veut être sans renier ses origines. Si aller vers l’Ouest tient plus de la fuite en avant pour le héros, qui évolue au hasard de ses rencontres, il devra en fin de compte faire des choix.
A l’orée du verger est aussi un très beau roman autour de la nature, s’attachant aux pommiers et aux arbres (les redwoods et les séquoias en particulier) et revisitant la figure légendaire de Johnny Appleseed, botaniste américain qui introduisit et planta de nombreux pommiers dans plusieurs états, notamment dans l’Ohio et qui est ici présenté sous son vrai nom, John Chapman. La passion des pommiers de James, celle pour les arbres de Robert et son patron William Lobb, tout cela imprègne le livre et lui donne une ambiance, une tonalité singulière. Tracy Chevalier a encore une fois effectué des recherches approfondies sur son sujet et nous donne maints détails sur la culture des pommiers, les arbres américains et leur importation en Europe, notamment en Angleterre. Cette attention portée aux détails rend ce huitième roman d’autant plus crédible et prenant.
Romanesque et réaliste
La grande force d’A l’orée du verger tient aussi à sa solide construction, nous permettant d’aller et venir d’un point de vue mais aussi d’une époque à l’autre. La relation de Robert et Martha, frère et soeur séparés par la vie durant dix-huit ans, apparaît d’autant plus forte qu’un ultime retour dans le passé nous permet de découvrir ce drame que Robert a fui, ainsi que les lettres de Martha. Ces deux séries de lettres parallèles, qui ne se croisent pas, rendent d’autant plus tragique la séparation et émouvantes les retrouvailles. De même, cette construction nous permet de mieux comprendre le héros, hanté par un passé qui ne l’a pas quitté. En évitant de tout à fait se débarrasser des parents, mais en effectuant au contraire un retour dans le temps, Tracy Chevalier donne plus d’impact au drame familial.
Histoire de pionniers affrontant des conditions hostiles, drame familial et roman naturaliste, A l’orée du verger montre encore une fois toute l’étendue du talent de Tracy Chevalier, plus connue pour son deuxième roman, La jeune fille à la perle (2000), racontant de manière romancée la création du tableau du même nom par le peintre hollandais Johannes Vermeer. Démystifiant le Rêve Américain et la conquête de l’Ouest, l’auteure élabore un récit âpre, où tragédie et ironie vont de pair, mais où la résilience, difficile, est cependant possible. S’étalant sur dix-huit ans et solidement construite, l’histoire navigue entre passé et présent et présente des personnages qui nous sont présentés dans toute leur complexité.
Parmi eux, la figure de Sadie Goodenough, la mère, se détache et s’impose si fortement qu’elle hante chaque ligne du roman, jusqu’à la dernière. Tracy Chevalier est souvent saluée pour ses portraits de femme, mais Sadie, meurtrie, cruelle et par moments touchante, tient une place à part dans cette galerie. Parcourue d’un souffle romanesque tout en jouant sur un certain minimalisme, A l’orée du verger est une oeuvre maîtrisée, qui se déploie lentement et captive le lecteur par la force de son histoire. Revisitant des personnages légendaires (Johnny Appleseed) et des figures imposées (les chercheurs d’or, la prostituée au grand coeur…), Tracy Chevalier tisse un récit particulièrement riche où la trajectoire individuelle d’un homme permet de mettre en perspective certains mythes fondateurs de l’Amérique.
A l’orée du verger de Tracy Chevalier, Editions de la Table Ronde, sortie le 11 mai 2016, 324 pages. 22,50€