Premier tome des Mémoires, par lady Trent, saga fantasy comptant actuellement 4 volumes aux Etats-Unis, Une histoire naturelle des dragons, publié aux Editions L’Atalante, nous présente son héroïne, Isabelle Trent, jeune aristocrate dans une contrée imaginaire, le Scirland, rappelant fort l’Angleterre victorienne.
Intelligente et dotée d’un esprit scientifique, la jeune femme est également passionnée par les dragons depuis sa plus tendre enfance, un hobby qui ne correspond pas vraiment aux centres d’intérêt qu’une dame de la haute société est censée cultiver. Mais, qu’à cela ne tienne, à l’âge où elle est censée chercher un époux, le père d’Isabelle facilite sa rencontre avec Jacob Camherst, qui partage sa fascination pour ces créatures extraordinaires et avec lequel elle ne tarde pas à convoler. De grandes aventures attendent Lady Trent, qui la rendront célèbre dans le monde entier. Vieille dame, elle puise dans ses souvenirs pour écrire ses mémoires et nous propose de partir avec elle à la découverte des dragons.
Une transposition fantasy de l’Angleterre victorienne
Ce qui retient immédiatement l’attention du lecteur à la lecture de ce premier tome et qui fait l’intérêt de la saga, est la transposition de l’Angleterre victorienne du XIXe siècle dans une contrée imaginaire où les dragons existent sans que cela semble impressionner quiconque. Ils sont capturés et étudiés tels des spécimens rares et la fascination que leur porte l’héroïne la poussera à devenir naturaliste, partant avec son époux en expédition afin de pouvoir les observer. Ce point de vue scientifique, qui n’empêche pas un certain romanesque, change radicalement de la fantasy classique, d’inspiration souvent plus médiévale et peuplée de dresseurs de dragons. Isabelle Trent étudie et parfois dissèque les dragons comme Jean-Jacques Audubon étudiait les oiseaux en Amérique.
Sa condition d’aristocrate dans une société où les femmes sont traitées en frêles créatures, plus occupées à coudre ou organiser des soirées qu’à parcourir le monde et conduire des recherches, est également l’occasion pour l’auteure, Marie Brennan, de nous présenter une héroïne qui défie les conventions et de placer quelques observations bien senties sur la place des femmes dans la société victorienne. S’inspirer de cette période, lui emprunter ses codes, permet également à l’écrivaine de convoquer un imaginaire particulièrement riche, qui a irrigué la littérature gothique ou, plus proche de nous, le steampunk. C’est également un retour aux sources, d’une certaine manière, puisque la littérature fantasy trouve son origine dans l’Angleterre victorienne, avec des œuvres telles que « Phantastes » ou La princesse et le gobelin de George MacDonald, un auteur qui inspira des figures majeures telles que C.S. Lewis (Le monde de Narnia) ou J.R.R. Tolkien.
Une héroïne qui bouscule les conventions
Isabelle Trent, par son rang et son audace, pourrait presque rappeler la Vanessa Ives de la série Penny Dreadful, à ceci près qu’elle ne vit pas dans un monde de goules et n’est pas torturée par quelque atroce secret. Mais elle partage avec l’héroïne incarnée par Eva Green une même élégance liée à sa naissance et une vraie impertinence, n’hésitant pas à bousculer au passage les mentalités étriquées. Loin de la noirceur de la littérature gothique, Une histoire naturelle des dragons est narré à la première personne sur un ton enjoué, Lady Trent souhaitant rétablir la vérité auprès du public et combler les nombreux trous que comporte son histoire. Cette distance permet à l’héroïne de poser un regard lucide sur la société qu’elle a connue, mais également sur son propre comportement.
Aventureuse mais appréciant son confort de jeune femme privilégiée, Isabelle n’est pas toujours un modèle et peut se montrer hautaine avec les personnes qui lui sont inférieures en rang, comme l’assistant de l’aristocrate qui dirige l’expédition ou la paysanne un peu rude qui lui sert de femme de chambre et avec laquelle elle a du mal à communiquer en raison de la barrière de la langue. Sur ce dernier point, Marie Brennan critique en creux l’impérialisme de l’époque victorienne, ce qui semble d’autant plus pertinent que le roman nous apprend que Lady Trent a publié de nombreux récits de voyages (genre très prégnant dans l’Angleterre du XIXe siècle), sur lesquels elle pose un regard très critique dans ses mémoires, prenant conscience de leur condescendance vis-à-vis de la culture des pays qu’elle a explorés. Tout en nous présentant une héroïne forte, Marie Brennan ne cherche pas à faire d’elle une femme parfaite et ces quelques aspérités la rendent d’autant plus intéressante. Pleine d’esprit, n’hésitant pas à plaisanter de manière raffinée et s’élançant sur les traces de dragons quelques minutes après la mort d’un personnage important, elle révèle une personnalité hors norme et apparaît comme une narratrice franche et pudique à la fois. De ce fait, le roman ne s’embarrasse pas de sentimentalisme. Bien que sensible, Isabelle ne s’étend pas sur les drames de sa vie et l’auteure ne tombe pas dans l’écueil habituel de centrer l’histoire de son héroïne autour d’une grande histoire d’amour. Certes mariée et amoureuse de son époux, Lady Trent se pose comme son égale et le récit est tout entier tendu sur son parcours, sa personnalité, la découverte des dragons et la résolution du mystère qui les attend en Vystranie.
Un récit mêlant folklore et naturalisme
L’écriture de Marie Brennan, simple et raffinée à la fois, se lit avec plaisir et fait preuve d’une belle minutie dans la description des différentes espèces de dragons. On sent que ses études en anthropologie et folklore lui ont servi et qu’elle a dû consulter des ouvrages naturalistes du XIXe siècle afin de s’en inspirer pour cette attachante Histoire naturelle des dragons. Notons néanmoins au passage que, bien que le roman ne soit jamais ennuyeux, le rythme est plutôt lent et que les aventures de Lady Trent ne reposent pas sur un enchaînement impromptu de rebondissements en tous genres. L’intrigue ménage bien évidemment des surprises, mais se concentre sur un mystère ne jouant pas sur le spectaculaire souvent de mise dans la fantasy. Cela n’est en rien un reproche, mais il est utile de le préciser aux lecteurs davantage habitués à une fantasy plus « traditionnelle ». L’histoire étant traitée de la manière la plus réaliste possible, en portant un regard scientifique sur ces créatures légendaires, ceux qui s’attendent à voir l’héroïne chevaucher des dragons risquent d’être fort déçus ! Les lecteurs sensibles à une approche naturaliste, un peu à la manière de Pierre Dubois dans son classique La grande encyclopédie des fées, que l’éditeur cite avec à propos sur la quatrième de couverture, découvriront quant à eux les dragons à travers l’émerveillement à la fois scientifique et enfantin de Lady Trent. Le livre comporte également quelques très belle illustrations au crayon de Todd Lockwood représentant les différents dragons.
Marie Brennan est une auteure de fantasy américaine diplômée de Harvard, où elle étudia l’anthropologie avant de se tourner vers des études en folklore et mythologie qui lui seront fort utiles pour ses romans. Après avoir publié plusieurs œuvres, dont le diptyque Les deux sœurs, édité par les Editions Eclipse en 2006 et 2008, elle débute la saga des Mémoires de Lady Trent en 2013. Sur les cinq tomes prévus, quatre ont déjà été publiés aux Etats-Unis et le dernier paraîtra au printemps 2017. Elle sera également présente du 25 au 29 mai 2016 aux Imaginales, le festival des mondes imaginaires d’Épinal, en Lorraine. Elle participera à plusieurs tables rondes et cafés littéraires, dont vous pourrez retrouver le détail ici.