Ordinary Life
Si vous aimez les séries fantastiques, vous vous souvenez peut-être que dans la série culte de Joss Whedon, Buffy et sa bande luttaient quotidiennement contre des monstres au lycée, métaphore des affres de l’adolescence, et finissaient même par faire exploser le lycée à l’issue de la cérémonie de remise des diplômes afin de tuer un serpent géant ? Patrick Ness a semble-t-il pris bonne note au sujet de la représentation du lycée comme un champ de bataille et propose avec Nous autres simples mortels une sorte de contrechamp atypique en s’intéressant précisément aux lycéens « ordinaires », ceux qui ne sont pas des Elus et ne doivent pas sauver le monde, tandis que quelques gamins ultra-cool, surnommés les indie kids, se chargent du sale boulot et meurent dans des circonstances tragiques en empêchant des apocalypses dont le monde n’entendra jamais parler.
Sur ce principe en décalage total avec les tendances de la littérature fantastique jeunesse de ces 20 dernières années, l’auteur américain nous raconte donc l’histoire d’une bande d’amis s’apprêtant à passer le bac et assistant à quelques événements bizarres, sans jamais être directement au cœur de l’action ni en connaître les causes réelles. Chaque chapitre s’ouvre par un court paragraphe en italique, où nous suivons les aventures des indie kids et leurs actions pour empêcher les Immortels de prendre possession de la Terre et du corps des humains. Puis nous passons alors à ce qui constitue réellement le cœur du roman : la vie de nos héros, plus simple, mais pas nécessairement des plus reposantes puisque, comme tout adolescent, ils doivent traverser leur lot d’épreuves allant de troubles compulsifs inquiétants à la préparation de leurs examens, sans oublier les inévitables histoires amoureuses et les doutes qu’elles apportent. Obsédé par le fait de ne pas être aussi « important » que les autres au sein de sa bande, Michael, dit Mickey, est rongé par l’anxiété et n’arrive plus à se débarrasser de ses TOC, qui l’enferment dans des boucles sans fin. Il aimerait avouer ses sentiments à Henna, dont il est amoureux depuis toujours, mais l’arrivée d’un nouveau venu, Nathan, dont la sœur était une indie kid, va semer la discorde, d’autant plus que des événements étranges ne tardent pas à survenir autour d’eux. Serait-il lui même un Élu, voire l’un assaillants des indie kids, ces Immortels dont émane du regard une lueur bleue ?
Des adolescents confrontés à un rite de passage immuable
Radicalement différent de son best-seller Quelques minutes après minuit, qui vient d’être adapté au cinéma (retrouvez notre critique), mais aussi de son étonnante trilogie Le chaos en marche qui l’a fait connaître, Nous autres simples mortels de Patrick Ness est un roman pour ados à l’approche assez directe, évoquant de manière honnête (et avec humour) cette période de transition particulière qu’est la dernière année de lycée, ce moment où tout est encore possible et donne l’impression de pouvoir s’écrouler dans le même temps. Une année en forme de rite de passage, dont l’examen final ouvre sur le début d’une autre vie, configurée de toute autre manière, loin des repères de l’enfance et de l’adolescence.
En tournant gentiment en dérision les intrigues des œuvres fantastiques où les ados sont des super-héros, l’auteur américain opte pour une approche tout aussi pertinente puisqu’elle fait justement écho au sentiment de bien des jeunes de n’avoir « rien de spécial », contrairement à quelques heureux élus qui, eux, sauraient parfaitement quelle est leur place au sein du monde. Mickey, Jared, Henna et Melinda n’ont pas de « mission » en dehors de la réussite de leurs examens, et tous ne savent pas forcément avec précision ce qu’ils vont faire après. Pour Mickey, l’on pourrait même dire qu’aller au bout de chaque jour en gardant le contrôle sur ses troubles compulsifs est déjà une victoire en soi. Patrick Ness se permet tout juste, pour pimenter un peu le récit, d’inclure un demi-dieu à la bande, Jared, dont les pouvoirs lui permettent de communiquer avec les félins et de soigner certaines blessures avec ses mains. Cependant, il insiste bien sur le fait que cet adolescent n’est pas un indie kid et que le sort du monde ne repose pas entre ses mains.
Le lycée comme champ de bataille…
Attachants et intéressants malgré leurs vies « ordinaires », les héros de Nous autres simples mortels nous plongent dans des péripéties aussi incertaines que nos propres vies, où beaucoup de choses nous échappent avant de faire sens (ou pas), et où les premières amours ne sont pas forcément des histoires passionnelles où souffle le vent d’un romanesque épique. Les adolescents pourront se reconnaître à travers ces personnages crédibles, dont Patrick Ness aborde la psychologie avec finesse et simplicité. Le portrait du narrateur, Mickey, est particulièrement juste et la description de l’enfer des troubles obsessionnels compulsifs aidera sans doute beaucoup les jeunes atteints par cette pathologie souvent perçue comme incompréhensible, à commencer par les principaux intéressés. Les adultes, quant à eux, se souviendront de leur adolescence et ses inévitables questionnements, mais aussi de ces moments où, face à leurs écrans de télévision où des ados bottaient le cul à des monstres, ils rêvaient d’un monde merveilleux où envoyer valser ses démons intérieurs soudainement matérialisés à coups de prises de taekwondo aurait sans doute semblé bien plus simple qu’avoir une seule conversation honnête avec ses amis ou un adulte de confiance.
Et, au final, Nous autres simples mortels tient le même discours que Buffy contre les vampires, malgré leur différence d’approche : à 17 ans, le lycée est un véritable champ de mines où les batailles les plus ordinaires ne sont pas les moins héroïques, même si l’on n’a pas réellement le poids du monde sur les épaules et qu’on ne sait pas encore ce qu’on fera au-delà des vacances scolaires. Si Joss Whedon mettait alors en scène une bande d’outsiders, qui étaient considérés comme des losers, aujourd’hui, ce sont ces mêmes geeks et hipsters, auxquels Patrick Ness fait d’ailleurs référence, qui ont conquis le monde. S’intéresser à ceux qui ne sont, en apparence, pas différents du commun des mortels, devient alors une approche assez saisissante puisque c’est ce sentiment de faire partie d’une foule indistincte qui peut également, chez les adolescents, être source d’anxiété et générer un fort sentiment de solitude. La manière, drôle, fantaisiste, mais intrinsèquement réaliste (psychologiquement) et honnête avec laquelle il retranscrit ce sentiment universel fait toute la qualité de ce 6e roman jeunesse qui se lit d’une traite.
Nous autres simples mortels de Patrick Ness, Gallimard Jeunesse, sortie le 21 novembre 2016, 336 pages. 16€. A partir de 13 ans.