[Interview] Alex Jestaire nous parle d’Arbre et de ses Contes du Soleil Noir

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Alex Jestaire © Photo : Jorge Amat

Traducteur adaptateur pour le cinéma et la télévision affectionnant particulièrement le cinéma bis, Alex Jestaire a écrit un premier roman, Tourville, publié Au Diable Vauvert il y a maintenant dix ans. Près de 800 pages ultra-référencées — son Infinite Jest, en quelque sorte — sorte d’immense flux de pensée chaotique et délirant où apparaissait, au détour d’une page, la mention d’un Soleil Noir, annonciateur d’une éclipse de la raison. Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si, aujourd’hui, l’écrivain retrouve son éditeur pour un cycle de courts romans baptisé Contes du Soleil Noir.

Le premier opus, Crash, récit d’un noir d’encre autour de la misère sociale ordinaire, est ainsi sorti en janvier, au moment de la rentrée littéraire. Le second, Arbre, paraîtra le 16 mars prochain, suivi de trois autres tomes plus tard dans l’année. Deux romans très différents par leur ton et leur intrigue, mais issus d’un même univers anxiogène, où notre “ultra-moderne solitude” est passée à travers un prisme onirique et baroque par un narrateur unique, Monsieur Geek, ironique observateur de notre époque par le biais de ses multiples écrans et ses flots de data à travers lesquels il navigue en initié pour nous guider au coeur d’un réseau de signes complexes. Un dédale dans lequel le lecteur accepte de pénétrer et de se perdre, suivant le fil rouge de Geek, dont on ignore s’il est un fil d’Ariane nous guidant vers la sortie, ou d’araignée nous séduisant pour mieux nous retenir dans ses filets.

A l’approche de la sortie d’Arbre, nous avons saisi l’occasion pour poser quelques questions à Alex Jestaire sur ce roman singulier et ses troublants Contes du Soleil Noir

Culturellement Vôtre : Arbre est très différent du 1er livre des Contes du Soleil Noir, Crash, qui était davantage distancié, cérébral, avec des images mentales anxiogènes, mais parfois assez belles, également. Ici, ça bouillonne, et la violence est beaucoup plus crue, frontale, tout en conservant ce langage toujours très imagé, symbolique. Teniez-vous dès le départ à créer un contraste fort avec ce précédent volume ? Et comment l’idée vous est-elle venue ?

Alex Jestaire : Il y a, effectivement, une « volonté de contraste » entre ces deux premiers volumes. Tout comme il y existe un jeu de symétrie au sein même de Arbre, il existe aussi une symétrie entre Arbre et Crash, qui sont, à mon sens, deux facettes d’une même pièce, à savoir le fameux « Soleil Noir ». L’anxiété que vous avez perçue dans Crash, ce sentiment de désespérance, d’impuissance, et pour tout dire de « fin du monde », est un reflet de ce que j’appellerais le « Grand Zéro » (ou encore ground zero en écho au 9/11). Le thème central est bien le néant, ou encore le nihilisme, qui pétrit fortement notre époque et ne cesse, par la voix des grands médias, de nous rappeler que nous courrons vers notre fin, que ce soit par la pollution, la guerre, le totalitarisme ou la barbarie…

L’arbre présente un tout autre symbole, une autre image, celle d’une singularité, d’un point, d’un trait qui marque le vide – le « Grand Un ». À savoir l’espace d’une (re)naissance, d’une potentialité. Nous vivons à l’ère du numérique, qui rappelons-le, fonctionne par une incessante distribution de zéros et de uns, les uns ne pouvant exister sans les autres, à la façon d’un Yin et d’un Yang soudés pour l’éternité. Mais il existe une autre occurrence, fondamentale pour moi, de ce binôme : ce sont les deux premiers Arcanes Majeurs du Tarot. La carte « zéro », le Mat (ou encore « the Fool » en anglais) est celle du Voyageur, celui en qui tout existe en tant que potentiel – celui qui va partir pour découvrir le Grand Monde. C’est bien la situation de Malika dans Crash – il est d’ailleurs expressément fait référence au « Fool » (quel idiot) dans le conte, lorsque Malika passe son IRM et bascule dans les « mondes parallèles »…

La carte « un » du Tarot, « le Bateleur » dans le Marseille, « the Magician » dans le Ryder-Smith, incarne la première rencontre dans le voyage de « l’Idiot ». Il est celui qui possède toutes les clés, toutes les notions, (devant lui une coupe, une épée, un bâton, un écu) et les présente au pèlerin, lui expliquant ainsi les règles du jeu. Arbre nous présente donc un « magicien », en la personne de Shri, et la force qui le porte, celle de l’Arbre, d’une singularité. « Un Soleil Noir se lève par dessus le désert… au Sud ». Là où Crash n’était porteur que d’un désespoir occidental absolu, Arbre est porteur d’un espoir, même étrange, même sombre – un espoir. Un.

C.V. : Outre le contraste avec le premier livre, il y a également un contraste très fort entre la première et la seconde moitié du roman : l’histoire commence de manière très rythmée, presque enjouée avec cette héroïne jeune et intrépide, de sorte qu’on est pris au dépourvu (un peu à l’image de Janaan) lorsque l’action prend un tour inattendu. Souhaitiez-vous pousser cette idée de manipulation à son maximum, quitte à manipuler le lecteur, en un sens ?

A.J. : Il me semble que « manipuler le lecteur » est la définition même du travail de l’auteur. Lorsque vous allez chez le kiné, c’est pour qu’il vous « manipule » – c’est ce que vous attendez de lui. Bien sûr, il y a d’autres formes de littérature, qui se veulent plus « réelles », plus « sincères ». Mais franchement, quel niveau de confiance pouvez-vous accorder à quelqu’un qui s’est isolé dans un coin pendant des heures, des jours, des mois, pour vous donner son point de vue sur le monde ? Toutes les histoires sont des manipulations, le langage est tout autant un terrain de jeu qu’un jeu de dupes. Nous sommes là pour nous amuser, pour nous faire prendre au piège, sinon à quoi bon Keiser Söze ?

Arbre est bien, en effet, l’histoire d’un piège qui se referme sur notre héroïne, et après tout, pourquoi ne pas être piégés au même titre qu’elle ? Si vous avez un accident, subit, brutal, le saviez- vous déjà cinq minutes ou cinq lignes avant ? C’est la raison pour laquelle j’apprécie et je privilégie toujours le présent comme temps de narration de mes textes (tous mes romans sont au présent). Parce que c’est le temps de l’imprévisible, de l’instantané. Le passé en narration m’a toujours paru une « arnaque acceptable », mais arnaque quand même. On accepte que tout ça se passe « au passé », mais jamais nous autres, êtres humains, ne vivons réellement sur ce mode – sauf assis, pendant la capture du récit. Autrement, nous sommes des êtres de présent, exclusivement, et oui – nous tombons dans des pièges – tout le temps (10 heures 15 pour les 3 Seigneur des Anneaux).

C.V. : Les Contes du Soleil Noir jouent avec l’idée d’une horreur contemporaine, comme l’indique le quatrième de couverture. Dans Crash, cette horreur avait le visage d’une certaine misère sociale où les gens se retrouvent isolés. Ici, j’ai eu l’impression que l’accent était mis sur le sentiment d’impuissance et d’anesthésie, mais exprimé de manière bien plus métaphorique, notamment à travers la figure de Iao, très baroque. Etait-ce une volonté de votre part ?

A. J. : Le thème de « l’impuissance » est une bonne piste d’interprétation, oui. Il me semble entendre, par mes fenêtres et mes écrans, une rumeur qui monte de la foule, dans ce pays et un peu partout : impuissance face à la destruction massive et industrielle de l’environnement, impuissance face à la corruption des politiques et des élites, impuissance face à nos addictions et autres maladies civilisationnelles – c’est la tension du « Grand Zéro » dont je parlais plus tôt. Mais s’il y a « tension », c’est donc qu’il y a une « flamme dans l’obscurité », quelque chose prêt à surgir, ou qui en tout cas le souhaite – le potentiel d’un « Grand Un » (situation du Mat, carte zéro). Le personnage de Iao (Inique Administrateur d’Occident), directement emprunté à la cosmogonie Gnostique (c’est un « Archonte »), représente nos chaînes, dont il est gardien – celles d’une société postmoderne en bout de course, dépourvue de sens et incapable de se ré-imaginer. C’est sûr qu’avec lui, on n’est pas rendus. Mais il y a quand même un feu – il y a l’Arbre, et le Soleil Noir…

C.V. : A plusieurs reprises, Monsieur Geek évoque un obscur film de genre indien des années 80, Kali Yuga, que l’héroïne regarde par petits bouts. S’agit-il d’un vrai film (il y a bien un Kali Yuga inscrit dans IMDB en 1984, mais pas 1981), ou simplement une invention de votre part, inspirée par votre passion pour le cinéma bis ?

A.J. : Là-dessus, je ne peux pas vous en dire plus. Moi je m’occupe seulement de dérouler les histoires. Pour ce qui est de la data, de la documentation, c’est le boulot de Geek, il faudra lui demander à lui. Perso, je n’ai jamais vu ce film, « Kali Yuga », seulement quelques autres qui lui ressemblaient. Mais bon, Geek me l’a garanti (il le dit d’ailleurs dans le conte) : ce film n’est plus visible nulle part, en tout cas plus en ligne. Au mieux, on pourrait le trouver en DVD dans une boutique en Inde. J’ai un pote, David Sarandon, qui y est en ce moment, et je lui ai demandé de chercher pour moi. On verra.

C.V. : Enfin, sans trop nous en révéler, de quelle manière Arbre s’insère-t-il au sein du cycle ? Avez-vous imaginé chaque livre comme ayant une place définie, où la cohérence narrative sera révélée à la fin ?

A.J. : Pour la place d’Arbre au sein du cycle, je pense avoir déjà répondu. Il n’est pas impossible que les figures majeures du Tarot continuent d’accompagner symboliquement les contes, mais sans que cela verse pour autant dans le systématisme. Le Tarot compte 22 Arcanes Majeurs. En ce qui me concerne, j’envisage les Contes du Soleil Noir comme une fresque en 30 épisodes. Le Diable Vauvert a eu l’audace de lancer les 5 premiers cette année, et je ne peux assez remercier Marion Mazauric de m’avoir accordé cette confiance. Ces 5 premiers contes, bien sûr, vont poser bien plus de questions qu’ils n’apporteront de réponses. Je dirai juste que la première partie de cette « fresque », les 15 premiers épisodes, sont déjà définis et prêts. Les 15 suivants restent à imaginer, en phase peut-être avec ce que l’actualité galopante va nous donner comme grain à moudre… Quoi qu’il en soit j’espère fort que cette première « saison » va rencontrer ses lecteurs – c’est il me semble la condition sine qua non pour que le Diable, à qui j’ai vendu bien plus que mon âme, nous renouvelle Pablo (Melchor, qui illustre les livres, ndlr) et moi pour une saison 2. Alors à bon entendeur salut !

Nous remercions chaleureusement Alex Jestaire pour sa disponibilité. Contes du Soleil Noir : Arbre sort Au Diable Vauvert le 16 mars 2017. Retrouvez nos critiques de Crash (tome 1), et d’Arbre (tome 2).

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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