Caractéristiques
- Auteur : Alex Jestaire
- Editeur : Au Diable Vauvert
- Date de sortie en librairies : 1 juin 2017
- Format numérique disponible : Oui
- Nombre de pages : 122
- Prix : 9,99€
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- Note : 7.5/10 par 1 critique
Après un premier tome à l’onirisme aussi envoûtant qu’anxiogène (Crash) et un second récit bouillonnant mais non moins claustrophobique (Arbre), Alex Jestaire revient pour le troisième volet de ses Contes du Soleil Noir, Invisible. Plus classique dans la forme, le roman se penche sur les errances d’un SDF qui prend conscience un matin qu’il est devenu littéralement invisible. Ce parallèle entre l’indifférence des gens vis-à-vis du sort des sans abris et l’invisibilité n’est bien sûr pas nouveau et pourra notamment évoquer le Neverwhere de Neil Gaiman pour son point de départ. Néanmoins, plutôt que de tisser un récit de dark fantasy complexe comme l’auteur anglais, Alex Jestaire privilégie une certaine épure, et une forme de fantastique plus simple, plus directe, mais non moins efficace.
La solitude des laissés pour compte
Tout en continuant à s’intéresser au climat social oppressant de notre époque et au sentiment d’aliénation, l’auteur livre ici une oeuvre plus « légère » si l’on peut dire, hantée par la solitude, mais traversée par une immense tendresse, qui le distingue radicalement des deux premières histoires de ce cycle de courts romans inspirés en partie des cartes du tarot, comme nous l’expliquait Alex Jestaire lors de notre entretien avec lui en mars dernier. Si Crash faisait référence au Fou et Arbre au Bâteleur, Invisible s’inspire de la Papesse, la troisième carte du tarot de Marseille donc, même si le lien avec cette figure n’apparaît de manière claire qu’assez tardivement. Les deux thèmes convoqués par cette figure, la sexualité et le savoir, et qui sont associés, au sein de la carte, à une position passive, se retrouvent de manière centrale dans le récit.
La passivité de Joffrey, le héros d’Invisible, est une passivité forcée, induite par l’impuissance de sa situation qui est redoublée ici, de manière ô combien métaphorique, par sa soudaine invisibilité. Comment agir sur le monde lorsque personne ne lève les yeux vers vous et que vous êtes à la marge de la société, sur le bas-côté d’un trottoir ? Le sans-abri a beau se démener, faire de son mieux pour interpeller les passants, voire leur jouer des coups pendables en tirant partie de son nouveau pouvoir, qui le place au-dessus des lois, il demeure seul, avec un manque qui ne semble jamais devoir se tarir. Son seul compagnon demeure son petit chien, qui, à défaut de pouvoir le voir, peut encore le sentir et réagir à sa présence, mais cet unique réconfort sera lui aussi remis en cause. Tout en étant parfois assez enjoué dans le ton emprunté par le narrateur des Contes du Soleil Noir, Monsieur Geek, lorsque celui-ci raconte de quelle manière Joffrey profite de cette nouvelle liberté pour s’amuser au sein du monde qui l’entoure, Alex Jestaire opte une nouvelle fois pour une approche psychologique d’une grande justesse, qui a l’immense mérite de ne jamais être psychologisante.
Nous évoluons aux côtés du héros, nous voyons et ressentons les choses à travers ses yeux, si bien que l’auteur n’a jamais besoin de surligner ses intentions outre mesure. L’histoire et son sens apparaissent par ailleurs moins cryptiques que ceux d’Arbre, par exemple, qui, tout en étant une oeuvre absolument brillante, était également de nature à déconcerter les lecteurs moins rodés aux récits de SF onirique et psychédélique. Si la métaphore est ici quasi transparente, sans faire de jeu de mots, Alex Jestaire n’en parvient pas moins à apporter une profondeur et une force à son récit qui le rendent touchant et permettent d’éviter un aspect misérabiliste dans lequel le livre aurait pu facilement tomber en raison de ses éléments dramatiques et parfois glauques.
Un nouvel espoir
Ce commentaire vaut d’ailleurs pour l’ensemble de l’oeuvre de l’écrivain : si la noirceur est omniprésente et souvent extrême, asphyxiante, la finesse de l’écriture, la sensibilité des observations et la forme ésotérique voire mythique très référencée qui se dégage de ses récits lui permettent d’éviter tout voyeurisme glauque. Cela est d’autant plus vrai que, derrière l’analyse assez sombre de notre société, il émane des Contes du Soleil Noir un espoir bien présent, qui était quelque peu absent à la fin de Crash, mais prend petit à petit forme depuis Arbre. La papesse est une figure féminine d’importance dans le jeu du tarot, en lien avec le savoir et l’intellect, mais aussi la sexualité, donc.
Sans trop en révéler sur les rebondissements du roman, que nous vous laisserons découvrir, disons qu’en devenant invisible et donc en prenant de la distance vis-à-vis du monde, Joffrey accède à une dimension cachée de la société, réservée aux initiés, en un sens, même s’il ne sait pas encore comment réagir ni que faire de ce savoir nouvellement acquis. Son regard, exercé à voir ce que les autres sont incapables de percevoir, trop pressés, trop occupés pour s’arrêter ou lever les yeux de leur téléphone, croisera alors celui d’une femme, dont il devine l’histoire en creux. Une femme assise, comme la Papesse du tarot, et qui possède elle aussi un secret. Une femme qui réveillera quelque chose en lui, même s’il ignore s’il pourra l’atteindre en retour.
Le contact physique ou comment renaître au monde
Le contact physique avec autrui hante Invisible d’un bout à l’autre. Si le manque de dialogue, de communication, et de simple considération pèse à Joffrey, le fait de toucher quelqu’un et d’être touché, la chaleur humaine, au-delà de toute dimension sexuelle — qui est également bien présente — est le point central autour duquel s’ancre tout le récit. Qu’il joue des « blagues » aux passantes dignes des frotteurs du métro, mange dans les assiettes des gens, les fasse trébucher ou sussurre des mots appartenant à une autre vie, depuis longtemps oubliée, le SDF cherche l’interaction à tout prix. Cela peut être sur un mode farceur, agressif ou tendre, mais le désir et la recherche du contact qui l’anime a avant tout pour but de l’aider à recréer du lien, que ce soit avec l’espèce humaine, le monde qui l’entoure et, en définitive, lui-même.
Pour cette raison, le lecteur se prend facilement d’affection pour Joffrey, dont il est amené à comprendre le comportement , les peurs, les doutes. Si rien de ce qu’il peut faire ne semble faire bouger les lignes de ce monde de plus en plus dur, qui le rejette et l’isole toujours davantage, l’Amour apparaît ici comme un espoir de rédemption, de délivrance, apportant avec lui une compassion devenue trop rare. Si quelque chose, quelqu’un émeut le héros, ce sentiment pourra-t-il lui permettre de reprendre forme « humaine », d’établir un lien avec quelqu’un ? La sexualité passe alors de vulgaire à sacrée, prend valeur d’initiation, permet de transcender le sentiment de solitude qui habite les êtres se frôlant sans vraiment se rencontrer.
Invisible d’Alex Jestaire permet donc à son auteur de continuer de développer avec brio ses captivants Contes du Soleil Noir. Derrière son apparente simplicité, qui le rend peut-être moins surprenant que ses prédécesseurs, se cache un récit sensible, d’une grande pertinence et d’une vraie tendresse, dont la fin ouverte mais optimiste confirme l’espoir apparu à la fin d’Arbre. Si l’écrivain poursuit son exploration des thèmes du tarot dans l’ordre, le quatrième tome, Audit, annoncé pour fin août, devrait donc se pencher sur l’Impératrice. Quant à savoir si les forces à l’oeuvre derrière le Soleil Noir, cette éclipse de la raison, mèneront le monde à sa perte ou non, il faudra encore patienter puisque l’auteur envisage son cycle comme une grande fresque de 30 romans courts, aux récits indépendants les uns des autres, mais liés par le thème ô combien puissant de l’aliénation moderne. Monsieur Geek, à l’oeuvre derrière ses écrans, quelque part au fin fond du Darknet, n’est donc pas prêt de prendre sa retraite…