Caractéristiques
- Traducteur : Claude Seban
- Auteur : Joyce Carol Oates
- Editeur : Editions Philippe Rey
- Date de sortie en librairies : 5 octobre 2017
- Format numérique disponible : Oui
- Nombre de pages : 426
- Prix : 24€
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- Note : 8/10 par 1 critique
Fragments de jeunesse
Avec près des dizaines de romans à son actif, de nombreux recueils de nouvelles, pièces de théâtre, essais, et même des œuvres écrites sous pseudonyme (Rosamond Smith et Lauren Kelly), Joyce Carol Oates, 79 ans, est sans conteste l’une des figures les plus prolifiques de la littérature américaine. Productivité d’autant plus remarquable que chaque nouveau livre brille par sa qualité et ne semble jamais « bâclé ». C’est cette fois-ci la traduction d’un recueil autobiographique paru aux Etats-Unis en 2015 que nous proposent les éditions Philippe Rey à l’occasion de la rentrée littéraire 2017, après les deux romans La Princesse-Maïs, Le valet de pique et La fille du fossoyeur, parus plus tôt dans l’année.
Cependant, il ne faut pas s’attendre à une autobiographie au sens traditionnel du terme de la part de Joyce Carol Oates, qui déclare en postface : « Nos vies ne sont pas des romans, et les raconter comme des récits revient à les déformer ». Du coup, l’auteure opte ici pour une approche parcellaire, s’attachant à des souvenirs de jeunesse précis, dispersés dans le temps, sans jamais chercher à relier les points de l’un à l’autre. Il faut également avoir conscience que Paysage perdu est en réalité composé d’une trentaine de textes parus dans des revues – principalement littéraires – entre la fin des années 80 et 2013, et parfois légèrement retravaillés, accompagnés de photos de famille de l’auteure. Il s’agit donc d’un travail de sélection de récits, formant un autoportrait de l’auteure entre sa petite enfance et sa vie de jeune étudiante fraîchement mariée, et donnant à voir en creux comment ces formative years, comme les appellent les anglo-saxons, ont influencé et nourri son oeuvre.
Le mystère des autres
Si l’on peut parfaitement lire ce recueil sans avoir lu de romans de l’auteure – cela pourra sans doute encourager certains à se pencher sur son oeuvre – Paysage perdu ne prend toute sa dimension que lorsqu’on connaît un minimum ces derniers. En ouvrant un livre de Joyce Carol Oates, on se trouve confronté à une narration incroyablement riche, sans fioritures, où l’on plonge dans les tréfonds de personnages complexes, pas forcément tous sympathiques, mais que l’écrivain cherche véritablement à comprendre, au-delà de tout manichéisme.
Entre ombres et lumière, c’est tout un pan de l’inconscient de l’Amérique qui est esquissé à travers son oeuvre, qui va au-delà de la dimension sociale, par ailleurs bien présente chez elle. Qu’elle s’inspire du mystérieux assassinat d’une mini-Miss (Petite sœur, mon amour, 2008) ou de Marilyn Monroe (Blonde, 2000), c’est le paradoxe qui l’intéresse, ainsi que ces zones d’ombre où l’imagination prend le relais. Car les faits sont parfois incertains, et la vérité des êtres nous échappe souvent, quand bien même nous cherchons à les comprendre.
Lorsque la vie nourrit la fiction
De cet insoluble mystère, qui fait partie intégrante de la vie, Joyce Carol Oates a tiré la sève de ses meilleurs romans. Il n’est donc guère surprenant que les derniers mots qu’elle ait choisi pour clôturer Paysage perdu détournent une citation d’Henry James, qu’elle « corrige » : « Trois choses sont importantes dans la vie humaine. La première est d’avoir de l’empathie; la seconde est d’avoir de l’empathie; et la troisième, d’avoir de l’empathie ». Un moto qui s’applique en tous points à son oeuvre. Et, à travers ce recueil, on est amenés à comprendre en partie d’où lui vient cette fascination pour la complexité humaine et sa volonté de comprendre ce qui échappe au raisonnement.
Qu’il s’agisse de l’autisme de sa sœur, de dix-huit ans sa cadette, qui n’a jamais pu prononcer un seul mot, au suicide d’une amie de lycée, en passant par une histoire familiale complexe marquée par une part de non-dit et des abandons, ou encore ces petites voisines abusées par un père alcoolique et autoritaire, on retrouve là certaines thématiques de son oeuvre. Par le récit, toujours simple, qu’elle fait de ces souvenirs qu’elle interroge à l’âge adulte – en les romançant parfois pour ne pas nuire à la vie privée des personnes réelles qu’elle a connues – c’est l’empreinte que ces événements ont laissé en elle qui apparaît dans toute son acuité.
Un autoportrait de l’écrivain en devenir et ses influences
Au-delà des faits tragiques ou mystérieux et des souvenirs d’enfance baignés d’une lumière éclatante (« Heureux le poulet », « Piper Cub »…), Joyce Carol Oates évoque également sa découverte d’Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll, son plaisir de jeune lectrice vorace ayant posé la main sur tous les ouvrages du rayon Jeunesse de la bibliothèque locale avant de passer à la section Adultes et, progressivement, à l’adolescence puis en tant que jeune étudiante en faculté de lettres, son rapport à l’écriture. Cette vision de l’écrivain en devenir est profondément attachante.
Il est aussi assez ironique, avec le recul, de constater que l’Américaine soit devenue une professeure émérite et figure incontestée de la littérature américaine, elle qui semblait être une étudiante si angoissée, brillante, mais souvent frustrée par le milieu universitaire américain, où les livres étaient considérés, non pas comme des textes vivants, mais comme des documents historiques à traiter comme tels. La cruauté (et misogynie latente) d’un professeur faisant office de juré lors de sa soutenance montre bien qu’il n’était guère évident pour une femme d’être prise au sérieux et de se faire sa place au début des années 60, et encore plus pour une jeune mariée.
Les fiancées, nous rappelle Joyce Carol Oates au passage, effectuaient généralement une licence pour leur culture générale, avant de devenir des femmes au foyer. Qu’une femme mariée prétende devenir doctorante était hautement inhabituel. La jeune femme fut heurtée par cet épisode, mais elle ne désirait pas, au fond, se lancer dans une thèse. Au moment où elle rédige ce texte autobiographique, à la soixantaine passée, l’écrivain reconnaît d’ailleurs que cela fut une chance : elle ne serait sans doute pas devenue l’écrivain de fiction qu’elle est si elle avait dû poursuivre une carrière universitaire après son master.
Un recueil touchant à la réflexion passionnante
A travers ces récits morcelés, Paysage perdu donne ainsi à voir ce qui a contribué à faire de Joyce Carol Oates l’écrivain qu’elle est. Bien plus qu’une simple autobiographie où elle déroulerait le fil de sa vie de manière homogène, ce recueil fait ressortir la manière dont certaines images, certains souvenirs, se gravent en nous et nous accompagnent. De l’adolescente insomniaque qui aimait sortir de chez elle en pleine nuit pour observer les phares des voitures et imaginer quelle vie pouvaient bien mener ces automobilistes entrevues de manière fugace, à la jeune étudiante hantée, en demi-sommeil, par des visages inconnus qui s’imposaient à elle, l’écrivain semble toujours avoir été fascinée par le mystère que constitue autrui.
Il n’est donc guère étonnant qu’elle ait passé sa vie à se mettre dans la tête de ces nombreux personnalités complexes qui ont émaillé ses romans. Dans cet épais volume, qui fait suite aux extraits de journaux intimes précédemment publiés (en 2007 et 2011) elle se dévoile avec pudeur et sincérité, évoquant sa sœur, son défunt mari, son admiration pour son frère et ses parents… Surtout, à travers ces multiples fragments, ces éclats de mémoire qu’elle fait remonter à la lumière, elle s’interroge (et nous interroge) sur ce qui décide du parcours d’une vie, et nous laisse entrevoir les fondations de son oeuvre et son rapport à la littérature et l’intime.