A l’occasion de la sortie le 25 novembre dernier du tome 2 de Sharakaï, Le sang sur le sable aux éditions Bragelonne, Bradley P. Beaulieu était présent le 10 novembre à Paris pour une rencontre-dédicace avec ses fans à la librairie La dimension fantastique. Nous en avons profité pour lui poser quelques questions sur ce second volume et l’évolution de sa saga fantasy aussi riche qu’atypique, un an tout juste après notre première rencontre pour le tome 1. Rencontre avec un auteur toujours aussi sympathique, passionné par son métier et exigeant envers la littérature de genre…
Culturellement Vôtre : Vous avez eu l’occasion de rencontrer vos lecteurs français depuis la sortie du tome 1 de Sharakhaï. Qu’est-ce qui vous a le plus frappé dans leurs réactions comparé à celles de vos lecteurs anglophones ?
Bradley P. Beaulieu : Ce qui m’a impressionné en premier lieu, c’est que beaucoup de lecteurs sont venus me voir lors des rencontres, notamment ici, chez Bragelonne ! Je me trouvais à des festivals an Angleterre avec mon éditeur et Scott Lynch, qui est déjà publié en France depuis quelques années. Nous sommes tous deux venus à Paris pour des dédicaces, et il y avait vraiment beaucoup de monde. J’aurais cru que Scott aurait une plus grande file d’attente que la mienne, mais la mienne était déjà vraiment grande !
L’impression que j’ai eu ce soir là, c’est que les lecteurs étaient avides d’une fantasy riche et complexe. J’aime mettre une dimension lyrique, épique, à mes romans; je suis un disciple de Tolkien sur ce point-là. J’ai commencé par Le Hobbit, puis continué avec Le seigneur des anneaux, et j’adore le souffle et la profondeur de son univers, mais aussi la pure beauté de ses histoires en elles-mêmes. C’est donc ce que j’essaie de faire à mon niveau, et les lecteurs français semblent apprécier.
Culturellement Vôtre : Et ces lecteurs vous ont-ils dit ce qui les avait touchés le plus dans le premier tome ?
Bradley P. Beaulieu : Oui, je dirais que l’héroïne, Çeda, a beaucoup plus, notamment parce-qu’elle est implacable dans sa quête de vengeance et de vérité (découvrir ce qui est arrivé à sa mère), mais n’en perd pas pour autant son empathie et son humanité. Elle a également un ami très proche en la personne d’Emre, qui n’est pas son amant non plus, et ce désir de se rapprocher de sa famille. Une grande partie de la saga tourne autour des liens du sang, même s’il y a de la magie au niveau de l’intrigue. Et Çeda a cette force de vie qui la pousse en avant, et cette dimension humaine qui fait qu’elle ne se perd pas en chemin. Son amour pour sa mère et sa famille éloignée qu’elle commence tout juste à connaître la portent, même si elle essaie dans le même temps de se venger du roi pour ce qu’il lui a fait… Donc ça, c’est la première chose qui est ressortie des commentaires des lecteurs.
La seconde est Sharakhaï elle-même. J’ai fait en sorte d’en faire un lieu complexe, et d’ailleurs je pense qu’il s’agit d’un personnage à part entière, de même que l’univers de la saga. Je voulais que Sharakhaï ait une atmosphère qui lui soit propre, de métropole réunissant l’influence de différents pays, différentes cultures, et où l’on trouve des très riches, des très pauvres, et beaucoup de monde entre les deux. Je voulais que l’on ressente ça, et que l’on puisse aussi presque en humer l’air, en entendre la rumeur… Et les gens m’ont souvent parlé de ça, qu’ils avaient aimé Sharakhaï et que cela leur évoquait beaucoup de choses. C’était super, car c’est ce que j’espérais.
Culturellement Vôtre : Oui d’autant plus qu’il y a quelque chose de très immersif et émotionnel dans cet univers. Et justement, je pense que le fait que les lecteurs apprécient le fait de s’identifier à Ceda sans que Sharakhaï soit une saga de fantasy féminine – ce que Felicia Day appellerait vagina fantasy – parce-que c’est un mélange intéressant : les liens du sang, les jeux de pouvoir, et cette partie plus émotionnelle, intime.
Ce qui m’amène au second tome, où l’un des thèmes principaux est l’empathie, puisque Ceda est capable de ressentir la souffrance des Asirin et doit éviter de se sentir dépassée par elle; sans compter, comme dans le premier volume la tentation représentée par le pouvoir. Pourquoi avoir choisi cette thématique précise et comment s’est-elle imbriquée dans le cheminement initiatique de Ceda ?
Bradley P. Beaulieu : Je vais me permettre de remonter un peu dans le temps… Ma première trilogie fantasy, The Winds of Khalakovo, était lourdement influencée par la Russie moscovite, au sein d’un récit médiéval bien plus européen avec ces navires en terres hostiles. Et le personnage principal était un homme, même s’il y avait aussi deux personnages féminins importants. Mais pour cette histoire-là, j’ai commencé avec l’intention explicite d’écrire de la fantasy épique d’un seul point de vue. J’ai donc écrit le tout premier jet en me préoccupant seulement de Çeda. Emre était là, mais nous n’avions jamais son point de vue, ni celui du roi. Cela me paraissait un peu trop léger après coup, donc j’ai ajouté ces différents points de vue lors des versions suivantes.
Mais en même temps, c’est avec Çeda que tout a commencé et c’était elle mon moteur principal. Je pense que je voulais vraiment écrire quelque chose de différent de ce que j’avais déjà pu faire auparavant, mais j’ai tendance à me montrer facilement frustré également —comme beaucoup de gens je pense — par l’acception commune que la fantasy doit ressembler au Moyen Age, et généralement celui que nous connaissons. Et c’est vraiment dommage de mon point de vue, car d’un côté, on peut accepter que les dragons existent dans cet univers, que les Dieux existent et jouent avec nous en demandant à un Elu d’apporter un anneau au sommet d’une montagne pour le détruire, ce genre de choses, mais donnez un rôle de pouvoir à une femme dans ce contexte et c’est le branle-bas de combat ! « Mais les choses ne se passaient pas comme ça à l’époque ». Eh bien, peut-être, mais alors quoi ? Si nous sommes dans un univers merveilleux, on peut imaginer ce qu’on veut…
Et puis j’ai grandi avec des soeurs jumelles et une mère d’autant plus présente que mon père était souvent absent pour son travail. Donc, dans chacune de mes oeuvres, on retrouve des femmes de pouvoir. Et, dans Sharakaï, je voulais explorer cela un peu plus, non pas pour prouver quoi que ce soit, mais parce-que cela m’intéresse et que c’est quelque chose qui reste largement inexploré. Je voulais que Çeda soit une dure à cuire sans se comporter pour autant comme un homme, cela aurait été une erreur. Je voulais qu’elle ait aussi une vraie sensibilité, que ces deux facettes co-habitent en elle. Cela s’est fait notamment en faisant en sorte que sa vengeance lui permette de se reconnecter à sa mère disparue, en un sens, mais aussi à sa famille éloignée. Toutes ces choses perdues qu’elle ignorait même posséder, au fond.
Culturellement Vôtre : La saga contiendra-t-elle bien six tomes ?
Bradley P. Beaulieu : Oui, c’est ce qui est prévu. Au tout début, je ne savais pas s’il y en aurait cinq ou six. J’avais initialement vendu le projet comme une trilogie. Mais ensuite, j’ai écrit à mes éditeurs des trames très détaillées pour ces trois livres et c’est finalement devenu six livres, sachant que les volumes 1 et 2 avaient au départ été écrits comme un seul et même roman. J’essaie de montrer Çeda et Sharakaï sous une lumière différente à chaque livre, chacun d’entre eux apportant quelque chose en plus à son parcours, son évolution…
Culturellement Vôtre : Enfin, vous êtes à Paris pour une séance de dédicaces à la librairie La dimension fantastique. Avez-vous pu déjà faire un tour là-bas pour repérer des livres ?
Bradley P. Beaulieu : Oui, je les ai suivis sur Facebook et Instagram comme je savais que la dédicace aurait lieu là-bas, et ils postent souvent leurs nouveaux arrivages, les livres qu’ils mettent en avant… Et lorsque je suis arrivé aujourd’hui, j’ai fait un tour pour dire bonjour. C’est en effet une très jolie librairie !
Nous remercions chaleureusement Bradley P. Beaulieu, ainsi que les éditions Bragelonne, pour leur disponibilité et leur amabilité.
Propos recueillis et traduits de l’anglais (Etats-Unis) par Cécile Desbrun. Photo par Culturellement Vôtre.