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[Critique] Killeuse — Jonathan Kellerman

Caractéristiques

  • Titre : Killeuse
  • Traducteur : Freddy Michalski
  • Auteur : Jonathan Kellerman
  • Editeur : Seuil
  • Date de sortie en librairies : 16 mai 2018
  • Format numérique disponible : Oui
  • Nombre de pages : 506
  • Prix : 21,90€
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 7/10

Psychologue et enquêtrice ?

Psychologue clinicien spécialisé en pédiatrie, Jonathan Kellerman est également depuis une trentaine d’années un auteur de thrillers psychologiques particulièrement prolifique, affichant plus de 45 romans au compteur, dont une bonne trentaine rien que pour sa série Alex Delaware, racontant les enquêtes auxquelles collabore un psychologue pour enfants pour le LAPD. C ‘est cependant avec un stand-alone qu’on le retrouve aujourd’hui en France, avec la publication de Killeuse aux éditions du Seuil (Scalp, Offshore, Bleu de Prusse…).  Un thriller psychologique toujours, mais dont l’héroïne, Grace Blades, 34 ans, assez atypique, apparaît de prime abord bien moins sympathique que Delaware, héros auquel il est assez facile de s’identifier.

Il faut dire que l’intrigue envoie du lourd : témoin à 5 ans du meurtre de son père violent par sa mère white trash qui s’est ensuite suicidée devant elle, Grace Blades aurait pu mal tourner mais a réalisé contre toute attente des études exceptionnelles grâce à un don et une rigueur innés, ainsi que le soutien de ses parents adoptifs, psychologues et universitaires de leur état. Devenue à son tour psychologue spécialisée dans les traumatismes, elle ne possède cependant plus aucune relation affective depuis le décès accidentel de ces derniers et préfère s’accorder de temps à autre « le Grand Saut » avec des inconnus séduits dans des bars où personne ne la connaît histoire d’obtenir sa dose d’adrénaline. Une fois l’acte consommé, elle part ensuite en laissant ses « proies » quelque peu sonnées.

Cependant, sa dernière aventure ne se passe pas comme prévu puisque son coup d’un soir, auquel elle n’avait pas révélé son véritable nom, se présente pour une première consultation à son cabinet le lendemain, attiré par un article qu’elle avait signé quelques années plus tôt à propos des conséquences psychologiques découlant d’un lien de parenté avec un meurtrier. Gêné et angoissé, l’homme refuse de lui en dire plus sur le moment et part en lui disant qu’il la rappellera peut-être pour se confier le lendemain. Or, le lendemain, « Andrew Toner » est retrouvé mort et les ennuis commencent pour Grace Blades, qui décide de mener l’enquête pour sauver sa peau…

Un thriller psychologique riche en rebondissements et complexe

Comme on peut le voir dans ce pitch, Jonathan Kellerman reprend ici le principe du psychologue-enquêteur, mais d’une manière fort différente de sa série des Alex Delaware. En effet, alors que ses précédents livres se basaient sur une situation somme toute assez commune (à laquelle il a déjà été confronté), dans laquelle la police criminelle demande l’aide d’un thérapeute pour établir le profil psychologique de criminels ou soutenir les victimes, ici, Grace Blades fait cavalier seul du début à la fin, ne révélant jamais à la police les indices qu’elle accumule, malgré le danger omniprésent. Ce parti pris pourra sans doute faire tiquer certains lecteurs, d’autant plus que Kellerman dote son héroïne d’une intelligence et de capacités d’auto-défense hors normes qui font d’elles une sorte de justicière quasi-invincible, cependant, cela est clairement assumé et justifié par la psychologie complexe de Grace, dans laquelle nous plongeons de manière très réaliste. Ainsi, à défaut d’être crédible dans les faits, Killeuse l’est dans le développement de son personnage principal, dont découle la suite de l’intrigue.

Et, bien que d’apparence assez froide, elle est drôlement fascinante cette Grace Blades ! Passons sur les premiers flash-backs avec les parents white trash (présentés de manière outrancièrement cliché et complaisante), l’essentiel se trouve dans la manière dont Jonathan Kellerman montre comment la petite fille délaissée et malmenée par la vie a pu surmonter son traumatisme pour devenir une thérapeute reconnue, tout en nous laissant deviner les barrières de protection que la jeune femme a dû mettre en place pour se construire, qui sont comme autant de séquelles la tenant prisonnière de son histoire. Cela aurait pu être maladroit, « psychologisant » comme on dit, ça ne l’est pas. Malgré le côté hollywoodien, voire pulp de certains rebondissements, l’écrivain fait preuve d’une véritable finesse dans ce portrait de femme forte, pour ne pas dire quasi-insubmersible, qui a dû grandir en mode survie et a érigé de hautes barricades qui lui permettent de fonctionner « normalement » tout en la tenant à l’écart des autres.

Une héroïne atypique au coeur d’un véritable roman noir

Alors certes, la manière dont Grace se dissocie de ses émotions et sentiments peut s’avérer déroutante, car on ne sait pas toujours à 100% si elle se protège ou est incapable de ressentir de l’empathie, mais elle est crédible. Surtout, si l’on prend la peine de rentrer dans l’histoire, elle finit par nous apparaître comme assez touchante, cette gamine (puis cette jeune femme) obsédée par la perfection et terrifiée par la peur d’un abandon qu’elle n’a que trop bien connu. Car après tout, une fois les personnes qui lui étaient chères disparues, sur qui peut-elle compter si ce n’est elle-même ? Kellerman alterne ainsi entre chapitres de flash-backs, dans lesquels nous découvrons la vie de Grace de son enfance jusqu’à la mort de ses parents adoptifs, au début de sa carrière, et chapitres dans le présent, où se déroule l’enquête. Si le lecteur peut avoir le sentiment que la partie flash-back n’est là que pour nous permettre de comprendre le comportement de l’héroïne dans le présent, les deux parties sont en réalité appelées à se rejoindre, le passé éclairant l’enquête en cours, comme il est de rigueur dans le genre.

Et, pour peu que l’on apprécie les thrillers psychologiques où les personnages ont autant d’importance que l’enquête en elle-même (ce qui est le propre du roman noir), Killeuse permet de passer un très agréable moment de lecture. Il est d’ailleurs à préciser que le titre français (le roman s’intitule The Murderer’s Daughter, « la fille de l’assassin », en V.O.) peut quelque peu induire en erreur. Si la couverture pourrait suggérer un Dexter au féminin, cela n’est pas vraiment le cas même si, disons-le clairement, Jonathan Kellerman flirte parfois un peu avec cette idée, et que ce stand-alone possède la matière pour devenir une série à part entière, bien que cela paraisse peu probable. Pour résumer sans spoiler les principaux ressorts de l’intrigue, la grande question posée par le roman est de savoir si les réactions et le comportement de Grace Blades sont normaux étant donné son passé traumatique, ou si elle ne serait pas une psychopathe en puissance possédant simplement des barrières morales et éthiques.

Victime ou bourreau

Une question que la jeune femme est la première à se poser (bien que pas tout à fait en ces termes) en raison de son apathie de surface. Pourtant, la narration montre qu’elle possède bien un coeur et des sentiments, connaît la différence entre le Bien et le Mal et agit avant tout pour assurer sa survie, dans un contexte où elle est pourchassée par des tueurs inconnus. Quant à sa distance, sa dissociation est principalement d’ordre traumatique et ne l’empêche pas de voir ses semblables comme des individus à part entière. Mais l’auteur joue volontairement avec cette ambiguïté fondamentale qui travaille certaines victimes de crimes violents (ne faut-il pas être – ou devenir – un monstre pour survivre à pareilles horreurs ?) en confrontant Grace Blades à une sorte de double maléfique — au sens figuré du terme, bien sûr.

Cela fait aussi partie de l’attrait certain exercé par Killeuse en dépit de quelques facilités de récit, d’autant plus que Jonathan Kellerman ne justifie jamais l’injustifiable ni ne stigmatise les personnes ayant survécu à des violences. Il montre surtout, au-delà de la simple dimension du divertissement noir, que la vie d’un individu n’est jamais entièrement prédéterminée par son entourage ou son passé, tout aussi lourd soit-il, et que les chemins empruntés par deux personnes au vécu similaire peuvent être tout à fait opposés. Une finesse qui vient nuancer le côté « justice personnelle » que l’on pourrait déceler de prime abord et qui a semble-t-il posé problème à une partie des lecteurs Outre-Atlantique. Si le psychologue possède, à la ville, une vision assez sécuritaire de la psychiatrie — il a notamment stigmatisé une grande partie des personnes atteintes de symptômes psychotiques, pourtant largement inoffensives, suite au drame de Virginia Tech en 1999 — l’approche qu’il adopte dans son dernier roman est nuancée et loin de tout manichéisme, même si l’auteur ne se refuse pas des rebondissements musclés à des fins narratives. Et comment le lui reprocher ?

Enfin, on notera que, contrairement à bon nombre de polars, Killeuse ne joue pas sur le fameux twist final, schéma dans lequel l’identité du tueur, forcément inattendue, n’est révélée qu’en toute fin. Ici, on connaît le nom du tueur et la raison probable de ses crimes avant d’être arrivés à la moitié du roman, et ce n’est pas tant cela qui intéresse Kellerman ici (qui ? pourquoi ?) que de savoir comment son héroïne va pouvoir se sortir de ce mauvais pas, tout en se confrontant à son passé et sa part d’ombre dans le même temps. Le résultat, prenant, nous ferait presque regretter de ne pas retrouver Grace Blades pour de nouvelles aventures…

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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