Quelques mois après le très beau Buck : La nuit des trolls, les éditions Soleil publient un autre titre jeunesse dans la décidément très riche collection Métamorphose. L’Épouvantable peur d’Épiphanie Frayeur illustre de manière métaphorique et littérale à la fois les peurs enfantines à travers les aventures de sa jeune héroïne, Epiphanie, 8 ans et demi, qui traverse une étrange contrée pour rejoindre le cabinet du Docteur Psyché, afin qu’il l’aide à se débarrasser de sa peur, qui la suit partout comme son ombre, littéralement. Le hasard des rencontres la porte parfois vers de fausses pistes, mais l’aidera à apprivoiser sa peur, en lui faisant face.
Un récit initiatique aux nombreuses références
Colorée et pleine de fantaisie, cette bande-dessinée de Séverine Gauthier et Clément Lefèvre puise son inspiration dans plusieurs classiques de la littérature jeunesse, d’Alice au pays des merveilles au moins connu La princesse légère de George MacDonald (qui a inspiré la comédie musicale The Light Princess de Tori Amos), en passant par Le Magicien d’Oz, pour nous livrer une histoire initiatique dans laquelle pourront se reconnaître les jeunes lecteurs, tandis que les adultes se régaleront de la malice des dialogues à tiroirs et de la richesse de l’univers visuel, très travaillé et véritablement attachant.
Si les auteurs n’ont pas hésité à comparer ce bel album à un jeu de l’oie — on vous laisse d’ailleurs ouvrir le rabat de la couverture intérieure, en fin de livre — Épiphanie devant atteindre un point d’arrivée, en suivant pour cela un itinéraire incertain, rempli de « cul-de-sac » pour ainsi dire, cette ballade labyrinthique au coeur d’un pays surréaliste est avant tout une exploration de la psyché de l’enfant jouant avec les éléments narratifs d’Alice au pays des merveilles et Le Magicien d’Oz, auxquels il rend un hommage aussi évident qu’inspiré. Il y a d’abord cette introduction efficace, visuellement frappante, où la jeune héroïne fait face à sa peur, cette immense créature mi-ombre mi-dragon, et se laisse littéralement engloutir par elle, la faisant basculer au coeur de son inconscient, dont elle devra parvenir à sortir. La planche où Épiphanie glisse en sa peur est représentée de manière assez similaire à la chute d’Alice dans le terrier du lapin blanc, à la différence près qu’elle fait plusieurs tours au lieu de tomber en ligne droite, et se montre bien plus effrayée que l’héroïne de Lewis Carroll.
Ensuite, sa recherche du Docteur Psyché, puis simplement d’une issue de secours, suit une trame assez similaire à celle du conte de L. Frank Baum, Le Magicien d’Oz : à l’instar de Dorothée, Épiphanie demande sa route aux différents personnages fantasques qu’elle rencontre, afin qu’ils la guident dans sa quête, censée lui permettre, métaphoriquement, de retrouver son chemin en se débarrassant de sa peur, de la même manière que Dorothée souhaite trouver le magicien pour qu’elle puisse rentrer chez elle. Et, comme dans le classique de la culture américaine, la jeune héroïne aura tôt fait de s’apercevoir que ce personnage n’est peut-être pas la figure toute-puissante qu’elle se représente, tandis que ceux censés l’aider ont parfois eux-mêmes besoin d’aide.
Une exploration des peurs enfantines pleine de fantaisie
Pour trouver une sortie, Épiphanie croisera des personnages tous plus farfelus les uns que les autres, certains issus de la littérature (comme Don Quichotte, qui n’est pas nommé mais reconnaissable à son allure) en suivant des pancartes contradictoires évoquant le dessin Alice au pays des merveilles des studios Disney, au sein d’un décor désertique qui n’est pas sans rappeler certaines peintures de Salvador Dali. En plus d’un guide ayant perdu son sérieux, et donc sa gravité, qui flotte dans les airs tel un ballon comme la princesse toute en apesanteur du conte The Light Princess de George MacDonald, notons aussi que la peur d’Épiphanie ressemble, sur certains dessins, à Krokmou, le dragon du jeune héros du film d’animation de Dreamworks, Dragons. Qu’il s’agisse d’un parti pris volontaire ou non en ce qui concerne ce dernier point, cette ressemblance est assez cohérente avec l’histoire racontée : considéré comme un poletron par son viking de père, Harold affronte sa peur en apprenant à apprivoiser ce dangereux dragon qu’il a blessé pour prouver sa valeur à son clan, renonçant ainsi à le tuer, tandis qu’Épiphanie devra elle aussi apprivoiser sa peur, plutôt que de s’en débarrasser purement et simplement.
Car là est la clé de l’histoire : penser pouvoir se « débarrasser » de sa peur ou même la « dompter » est illusoire, il faut vivre avec, en l’apprivoisant suffisamment pour qu’elle devienne une alliée plutôt qu’un adversaire envahissant. Ce périple, dont la petite fille sortira grandie, est raconté avec humour et finesse par Séverine Gauthier, déjà auteure, chez Soleil ou Delcourt, d’albums jeunesse pleins de fantaisie, comme Noodles ! en 2006-2007 et L’Homme Montagne en 2015. Si le récit est assez linéaire et très référencé, l’auteure sait intégrer ces éléments familiers à l’histoire afin qu’ils servent la dynamique de l’ensemble, plutôt que de les plaquer de manière artificielle. Surtout, elle sait jouer sur la métaphore et le double-sens des mots de manière très pertinente et jamais lourde. Les dialogues, remplis de jeux de mots, sont un véritable plaisir à lire, aussi bien pour les enfants que les adultes, tandis que la progression de l’histoire se fait de manière naturelle et reflète à merveille la psychologie de l’enfant et sa peur de se confronter à l’inconnu et, en fin de compte, de grandir.
Des dessins inventifs et attachants
Les dessins de Clément Lefèvre sont quant à eux particulièrement beaux et inventifs. A même de plaire aux jeunes lecteurs par son trait rond et ses belles couleurs chaudes que l’on avait déjà pu admirer, récemment, dans la série des Adopte un Tétrok, le dessin de l’illustrateur possède le grain de folie, l’humour et la tendresse nécessaires pour donner vie à la belle histoire imaginée par Séverine Gauthier, tout en donnant le sentiment de découvrir un univers riche et foisonnant, labyrinthique à la manière des contes, sans jamais paraître brouillon. Le découpage s’adapte à la situation et la progression de l’intrigue, et Clément Lefèvre n’hésite pas à utiliser le format pleine page voire double page pour certaines illustrations, afin de marquer des passages forts. On pense évidemment à l’introduction de la BD, mais aussi à la très belle planche en pages 26-27, où le regard passe d’une page à l’autre afin de suivre la progression d’Épiphanie et son guide, perdus sur un chemin tortueux en pleine forêt.
Outre la liste (non-exhaustive) des nombreuses références picturales citées plus haut, on saluera la grande expressivité des personnages, et plus particulièrement celle de la peur d’Épiphanie, tour à tour drôle, inquiétante, et finalement attachante, pour ne pas dire carrément craquante dans les toutes dernières planches. La réussite de ce personnage était essentielle afin que la peur de la petite fille n’apparaisse pas comme quelque chose d’abstrait et le dessinateur relève le défi haut la main, montrant avec force et simplicité le rapport paradoxal qu’Épiphanie entretient avec cette ombre quelque peu envahissante, contre laquelle elle se réfugie parfois comme si elle se trouvait dans un cocon.
L’épouvantable peur d’Épiphanie Frayeur est donc encore une fois une belle réussite pour la collection Métamorphose des éditions Soleil : une bande-dessinée à l’édition particulièrement soignée, à même de plaire tout autant aux enfants à partir de 7-8 ans qu’aux adultes adeptes de beaux albums et des classiques de la littérature jeunesse. A travers une histoire aux vertus pédagogiques qui n’a jamais besoin d’appuyer lourdement sur son message et des dessins d’une belle force d’évocation, Séverine Gauthier et Clément Lefèvre nous proposent un joli conte initiatique autour des peurs enfantines, puisant dans un imaginaire familier nourri de classiques de la littérature ou du cinéma d’animation, pour donner une vision personnelle et inspirée d’un thème récurrent des livres jeunesse.
L’épouvantable peur d’Épiphanie Frayeur de Séverine Gauthier et Clément Lefèvre, collection Métamorphose, éditions Soleil, sortie le 12 octobre 2016, 92 pages. 18,95€