Un livre très complet sur une icône de la pop culture
Publié en 2014 aux Etats-Unis, la biographie de Joss Whedon par Amy Pascale est sortie chez nous en fin d’année dans la collection Over the Pop des éditions Glénat. L’éditeur spécialisé dans la bande-dessinée a fait les choses bien et propose ainsi un joli coffret (auquel nos amis américains n’ont pas eu droit, na !) en plexiglas rouge à travers lequel nous voyons le portrait de celui qui s’est imposé en l’espace de 20 ans comme l’un des créateurs et scénaristes les plus influents de la pop culture. Lorsque le lecteur retire le livre de la jacquette, surprise : le visage de Joss Whedon se transforme et arbore le visage d’un vampire, grâce à un effet 3D !
L’ouvrage en lui-même vaut le détour pour tout fan de l’artiste qui se respecte, mais aussi pour les spectateurs de ses séries, ses films, ou tout simplement ceux qui souhaitent cerner le « phénomène Whedon » et comprendre l’engouement qu’il suscite chez de nombreuses personnes des générations X et Y. Pour ceux qui auraient passé de nombreuses années dans une grotte sans télé, Joseph Whedon, 52 ans, dit « Joss », est le créateur des séries télévisées Buffy contre les vampires (1997-2003), Angel (1999-2005), Firefly (2002-2003) et Dollhouse (2009-2010), ou encore le réalisateur des deux premiers Avengers. Une icône de la culture geek donc, à l’origine de la création d’une oeuvre télévisée culte et avant-gardiste ayant donné naissance à un modèle féministe, rien que ça !
Si ses deux premières séries n’ont eu qu’une audience limitée comparé à celles des grandes chaînes puisque diffusées en réseau sur The WB et UPN, elles n’en ont pas moins marqué leur temps et ouvert de nombreuses possibilités narratives que d’autres ont continué à explorer par la suite. Surtout, Joss Whedon, remarqué dans les années 90 en tant que script-doctor (sur Toy Story, Speed…), a imposé un style bien à lui, qui a depuis été maintes fois copié : c’est le maître des punchlines sarcastiques, la réplique qui tue envoyée d’un ton nonchalant par le héros ou le vilain, mais aussi celui des coups de théâtre, jouant beaucoup sur la rupture de ton pour mieux prendre le spectateur au dépourvu et le faire passer du rire aux larmes. Et lorsqu’on ne cesse de louer ses dialogues caractéristiques, il n’hésite pas à se mettre en danger et à réaliser, en 1999, un épisode muet de Buffy, ne comportant que 17 minutes de dialogue sur les 42 minutes que compte le programme. Il s’agit aussi de l’un des premiers créateurs de série à avoir eu une fanbase dévouée, avec laquelle il n’a eu de cesse de communiquer au fil des ans.
Un livre critique et pertinent, rempli d’infos inédites
Amy Pascale, elle-même fan de Buffy de la première heure, ancienne membre du forum The Bronze (du nom de la boîte de nuit où vont danser Buffy et ses amis) dont les échanges passionnés entre fans dès 1997 ont fait l’objet de plusieurs études universitaires, a abordé cette biographie avec la bénédiction de Joss Whedon, ce qui lui a permis d’interviewer sa femme, ses anciens professeurs, et une grande partie de ses collaborateurs et des acteurs de ses films et séries. Cependant, Joss Whedon : la biographie n’est pas un livre langue de bois pour autant, se contentant d’imprimer la légende pour brosser l’artiste dans le bon sens du poil. L’auteure y fait souvent preuve d’esprit critique, émettant des réserves sur certains points précis de son oeuvre ou faisant parfois preuve de scepticisme quant à certaines de ses prises de position.
L’intérêt premier du livre pour les lecteurs français est d’aborder en profondeur un certain nombre de choses que l’on ignorait sur ce conteur hors pair, ou à propos desquelles on avait relativement peu d’infos disponibles. Amy Pascale revient ainsi longuement sur l’enfance de Whedon et ses débuts en tant que scénariste, évoquant longuement sa mère, Ann Lee Jeffries, professeure d’université passionnée de théâtre et activiste féministe aujourd’hui disparue, qui fut son premier modèle féminin et un véritable pilier qu’il cite souvent parmi ses plus grandes influences, qui lui permirent de créer des personnages de femmes fortes. Second modèle féminin, sa professeur de cinéma à l’université Wesleyan, Jeanine Basinger, véritable légende dans le milieu, qui est son mentor incontesté. Il est aussi question, dans ces premiers chapitres, de son grand-père et de son père, tous deux scénaristes pour la télé et qui ont donné le virus de l’écriture au jeune Joseph, mais aussi de son année dans une école privée anglaise durant son adolescence, où il parvint à se faire respecter de ses camarades en utilisant l’humour comme arme, un trait de caractère que l’on retrouvera chez Alex (Xander) dans Buffy.
Si l’on savait que le cinéma avait souvent été source de frustration pour Joss Whedon, dont les projets furent souvent refusés et ses contributions enlevées ou non créditées, on ne connaissait pas nécessairement en détail son parcours au sein d’Hollywood. La richesse des informations présentes à ce sujet permettent de mieux appréhender cet aspect précis de sa carrière, et de comprendre son engagement syndicaliste de longue date pour faire valoir les droits des scénaristes américains. C’est aussi à partir de là que nous commençons à voir comment Whedon s’est retrouvé à la tête d’un « empire », alors que pour beaucoup, il semblait sorti de nulle part. Ses talents de scénariste maniant le suspense, la psychologie des personnages et les dialogues lui valurent de se tailler une solide réputation dans la profession et auprès des studios, à tel point qu’au moment du lancement de Buffy, la 20th Century Fox lui offrit 16 millions de dollars pour produire tous ses futurs projets.
Evidemment, le lecteur en apprendra également beaucoup sur les coulisses de Buffy, Angel et Firefly, avec de nombreux témoignages inédits de l’équipe et des acteurs. La passion de Whedon pour ses séries, sa méthode de travail et sa manière de motiver ses troupes forcent le respect : c’est le portrait d’un bourreau de travail que dessine Amy Pascale à travers cette biographie, mais aussi celui d’un artiste perfectionniste et intransigeant et d’un homme fort sympathique, qui sait comment obtenir le meilleur de ses collaborateurs et tirer son épingle du jeu lorsqu’il est confronté à des difficultés et des imprévus. Un homme faillible aussi, capable de s’embrouiller avec un ancien collaborateur déçu sur un forum fréquenté par les fans, d’avoir un début de relation houleux avec un scénariste qui deviendra l’un de ses meilleurs alliés ou encore refusant d’admettre la défaite lorsque la Fox annule sa série Firefly au bout de 14 épisodes.
Joss Whedon et le féminisme : querelles et incompréhension
Si Amy Pascale ne livre pas d’analyse complète des oeuvres de Joss Whedon (ce n’est pas le propos de cet ouvrage), elle sait mettre en avant le caractère unique de celles-ci, voire leur aspect avant-gardiste, et fait des observations souvent très justes, à quelques réserves près. On est ainsi un peu étonnés de voir que l’auteure se range de manière quelque peu consensuelle derrière le gros des fans qui ont été choqués par la saison 6, estimant qu’elle trahissait l’esprit de la série.
Dans cette avant-dernière saison, Buffy est ressuscitée par ses amis mais, en pleine dépression (elle était au Paradis), elle se montre complètement apathique et entretient des rapports sado-maso avec le vampire Spike afin de ressentir quelque chose, dusse-t-elle se punir et éprouver une grande honte. Peu de séries auparavant (aucune ?) avaient osé traiter ces sentiments de manière aussi franche et directe, pour ne pas dire crue, tout en faisant preuve d’une justesse ne faisant aucune concession. Bien que douloureuse, cette saison aura pu parler à de nombreux jeunes adultes, pris dans des paradoxes et une souffrance similaires. Par ailleurs, l’épisode durant lequel le Trio invente un gadget transformant les filles en esclaves sexuelles, traitait du viol, mais aussi de la dépendance sexuelle et de l’autodestruction avec une pertinence, une honnêteté et une dureté telles qu’on se demande encore comment l’épisode a pu être diffusé tel quel.
Mais Amy Pascale est visiblement passée à côté du message véhiculé par cet épisode, comme de la trame, quelques épisodes plus loin, où Spike tente de violer Buffy, estimant que Whedon est allé trop loin et est tombé dans un cliché médiocre en faisant de son héroïne « une pure victime », comme si sa force et son statut d’héroïne la prémunissaient de ce genre d’agressions. Elle relève pourtant, en citant les producteurs de la série, mais aussi l’acteur James Marsters (qui eut beaucoup de mal à tourner cette scène), que cet événement faisait sens au niveau de l’intrigue et de la relation entre les deux personnages, Spike décidant suite à cette attaque de récupérer son âme.
De même, elle critique assez injustement Whedon lorsque, en 2013, il déclare au sein d’un discours que le terme de « féminisme » pouvait être trompeur dans sa manière d’induire auprès de certaines personnes qu’il s’agissait de creuser le fossé hommes-femmes, le terme semblant être défini, implicitement, en relation au sexe opposé. Il précise aussi qu’étiqueter ainsi les personnes revendiquant l’égalité hommes-femmes peut laisser entendre que celle-ci ne serait pas « naturelle », mais qu’il s’agirait au contraire d’une idée imposée par un groupe de personnes : une idéologie en d’autres termes. Or, Joss Whedon croit en l’égalité, même si celle-ci n’est pas effective dans tous les domaines ni tous les pays. Il propose en revanche d’étiqueter les personnes ne croyant pas à l’égalité hommes-femmes en les qualifiant de « genristes ».
Si l’auteure est surprise par ce qu’elle ressent comme un revirement d’un des plus ardents défenseurs du droit des femmes, voire comme une manière pour lui de « tenter d’imposer la façon dont les femmes devraient se présenter », la déclaration de Whedon a également lieu au moment où l’on commence à constater la montée d’un certain féminisme « radical », et où le roi des geeks commence à se faire interpeller sur Internet et les réseaux sociaux. On prendra pour exemple (parmi de nombreux autres) cet article de très mauvaise foi sur un blog américain qui semble délibérément mal interpréter les intrigues de Buffy et l’évolution de ses personnages de manière à prouver que le showrunner serait en réalité un misogyne sur pattes déguisé en gentil féministe. Il fermera d’ailleurs une première fois son compte Twitter en 2013, puis en 2015, suite à la polémique entourant les rôles plus passifs des femmes dans Avengers : L’ère d’Ultron, et plus particulièrement celui de Black Widow (Scarlett Johansson). Whedon aura beau se plaindre en expliquant que Marvel avait exigé que des scènes développant le personnage soient coupées au montage, il est violemment pris à partie et s’éloigne momentanément de la plateforme, bien qu’il nie que cela soit lié aux attaques dont il est l’objet. « Les différents courants féministes s’attaquent les uns les autres, comme le font les différents mouvements libéraux, car ce serait tellement bête de faire cause commune histoire d’agir réellement ! » déclarait-il sarcastiquement au site BuzzFeed qui l’interrogeait à ce sujet.
Joss Whedon ou la victoire des geeks
Exception faite de ces points précis sur lesquels on serait tentés de reprocher à Amy Pascale un certain manque de rigueur, Joss Whedon : La biographie se révèle une lecture passionnante, où le parcours du scénariste-réalisateur-producteur-showrunner éclaire de manière pertinente l’évolution que la pop culture a connue ces 20 dernières années. Il est ainsi assez passionnant de voir qu’en 1997, alors que très peu de personnes utilisaient Internet (souvenez-vous de la manière condescendante dont est considérée Willow par ses camarades parce-qu’elle maîtrise cet outil dans les 2 premières saisons de Buffy !), le forum officiel de Buffy contre les vampires, The Bronze, réunissait de nombreuses personnes qui venaient débattre de manière éclairée sur la série. Chose devenue presque banale aujourd’hui, mais qui ne l’était pas à l’époque, d’autant plus que des membres de l’équipe, dont Whedon lui-même, des scénaristes et plusieurs acteurs, intervenaient régulièrement. Les fans de la Tueuse ont été parmi les premiers à décortiquer et analyser à ce point les épisodes de leur série préférée, annonçant avec quelques années d’avance la folie analytique et interprétative qui s’emparerait de la Toile avec Lost ou Mulholland Drive, mais aussi le développement des essais universitaires sur les séries, puisque pas moins de 30 dédiés à l’oeuvre de Whedon sont parus aux Etats-Unis et en Angleterre !
D’une certaine manière, le succès grandissant du créateur était également annonciateur du règne des geeks qui n’a jamais été aussi fort que durant cette décennie 2010, même si la mainmise des studios en a fait quelque chose de quelque peu commercial, qui risque de lasser le public à terme, et dont les artistes tels que Joss Whedon sont malgré tout dépendants. Les conflits du créateur avec la Fox, notamment, sont devenus légendaires, mais il est intéressant de voir comment il a su développer avec succès de petits projets personnels en grande partie autofinancés, tels que Le Dr. Horrible Sing Along Blog (2004), qui eut un impact non négligeable dans le développement des webséries, ou encore l’adaptation moderne de Shakespeare Beaucoup de bruit pour rien, filmée en deux semaines avec ses amis comédiens dans sa propre maison durant ses vacances et sortie dans un réseau limité d’art et essai.
Qu’il travaille pour les studios, par le biais d’un financement participatif ou encore pour des éditeurs en format comics, Joss Whedon sait en tout cas comment imprimer sa patte à différents univers, en conservant tout du long une vision personnelle. Du récit initiatique qu’était Buffy, il s’est de plus en plus intéressé à la place de l’individu dans la société et à la lutte politique, qu’il met en scène au sein d’Angel, Firefly ou Dollhouse, et Amy Pascale sait mettre en avant de manière pertinente cette dimension, souvent sous-estimée dans l’oeuvre de l’artiste, qu’on a tendance à réduire à des histoires fantaisistes ou intimistes.
Pour toutes ces raisons, Joss Whedon : La biographie est loin d’être une simple filmographie commentée, et encore moins un portrait orienté et langue de bois à la gloire du scénariste et réalisateur. Fruit d’un long travail de recherche, rédigé avec un vrai soucis de mise en contexte et d’analyse journalistique et audiovisuelle, le livre dresse le portrait d’un véritable homme-orchestre, mais aussi d’une époque riche en possibles, où le numérique et le dialogue avec une communauté active et engagée peut permettre de faire vivre des projets hors norme. Enfin, il rend hommage au talent de conteur unique de Joss Whedon sans jamais tomber dans les travers du fan service qui est souvent l’apanage de ce type d’ouvrages. Quand on sait que l’artiste est encore parfois considéré avec une certaine condescendance, on ne peut donc que saluer cette initiative.
Joss Whedon : La biographie d’Amy Pascale, Glénat, collection Over the Pop, sortie le 9 novembre 2016, 448 pages. 25€.
Nous vous invitons à lire les analyses de notre dossier consacré à la série Buffy the Vampire Slayer créée par Joss Whedon.