Caractéristiques
- Titre : La Belle Sauvage
- Traducteur : Jean Esch
- Auteur : Philip Pullman
- Editeur : Gallimard Jeunesse
- Date de sortie en librairies : 16 novembre 2017
- Format numérique disponible : Oui
- Nombre de pages : 534
- Prix : 22€
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- Note : 9/10 par 1 critique
Dix-sept ans après la fin de la publication de sa trilogie-phare A la croisée des mondes, Philip Pullman est de retour avec La Belle Sauvage, premier tome d’une nouvelle trilogie se situant en marge de cette oeuvre originelle et publiée chez Gallimard Jeunesse (Cœur de loup, Le garçon au sommet de la montagne, Pax et le petit soldat…).
Une nouvelle trilogie accessible à tous
Si ce premier livre de la Trilogie de la Poussière se déroule une dizaine d’années avant le début des livres que nous connaissons et chérissons, le second devrait se passer plus de sept ans après la fin de ces derniers. Quant au troisième, cela reste encore à voir. Quoi qu’il en soit, l’auteur nous propose ici de découvrir les origines de l’histoire, en remontant au temps où Lyra, l’héroïne, n’était encore qu’un tout petit bébé, convoité de beaucoup de monde et en grand danger. L’auteur revient davantage sur certains éléments de la trilogie, comme la prophétie des sorcières, la protection spéciale dont la jeune fille bénéficie à Jordan College ou encore ses parents et leurs situations particulières…
Tout le brio de Philip Pullman ici réside dans le fait de réussir à nous raconter une histoire qui sera à même de parler autant aux lecteurs d’A la croisée des mondes qu’à ceux qui découvriront cet univers avec La Belle Sauvage. Pour les premiers, une relecture de la trilogie n’est pas nécessaire si cela fait quelques années que vous ne vous y êtes pas replongés puisque l’histoire se déroule avant Les Royaumes du Nord. Mais, néanmoins, de fil en aiguille, les événements relatés dans ce prequel vous permettront de mieux comprendre tout ce qui a pu se dérouler dans la trilogie.
Ainsi, le rapport de Lyra avec les fées, la prophétie des sorcières (floue au départ, mais qui s’esquissera peu à peu), la protection dont elle bénéficie à Jordan College, seront explorés, venant jeter une autre lumière sur l’histoire. Ce regard rétrospectif est posé de manière fine et subtile, sans surligner quoi que ce soit à grands traits, d’autant plus que, la trilogie comptant encore deux autres tomes, on sent bien que Philip Pullman garde pas mal de choses en réserve.
Intolérance et embrigadement : l’auteur développe sa mythologie
Surtout, l’auteur jeunesse – sans doute le plus grand conteur vivant en compagnie de J.K. Rowling et Neil Gaiman – profite de La Belle Sauvage pour développer de manière plus approfondie, et parfois plus dure et dérangeante, les thèmes contenus dans A la croisée des mondes. Ainsi, la dictature du CDC, « comité » religieux cherchant à étouffer les avis scientifiques divergents au sujet de la nature du monde et sa création est encore plus centrale.
Dans A la croisée des mondes, nous savons que Mme Coulter, la mère de Lyra, est la chef de la ligue de Saint Alexander, qui embrigade les enfants au nom de l’Eglise, en collaboration avec le CDC. Ici, si la génitrice de l’héroïne reste plutôt discrète, nous assistons quasiment à la création de cette Ligue à travers le regard du jeune héros, Malcolm, 13 ans, qui va à l’école, aide ses parents dans leur restaurant et sera celui qui sauvera Lyra, nouant un lien très fort avec ce petit bébé de tout juste six mois. La mise en place de l’embrigadement décrit dans A la croisée des mondes est ici décrit avec une acuité assez saisissante, et l’atroce histoire de Saint Alexander racontée par le menu.
On le sait si on a lu la trilogie originale, Philip Pullman prône un apprentissage où l’enfant pourra développer et exercer un avis critique, loin des dogmes infligés de manière insidieuse par une quelconque autorité ou institution. Cela a bien sûr fait grincer quelques dents car de nombreux journalistes et lecteurs ont fait des rapprochements avec l’Eglise Catholique, ce qui a valu à Philip Pullman d’être attaqué par de nombreuses associations religieuses.
Mais, de ce côté-là, il faut garder à l’esprit que l’univers de l’auteur est une oeuvre de fantasy jetant un autre regard sur notre monde, à la manière d’un Tolkien. En effet, l’auteur du Seigneur des anneaux voulait créer une mythologie britannique et c’est, à sa façon, toutes proportions gardées et dans le cadre de livres jeunesse, ce que Philip Pullman a fait avec A la croisée des mondes.
Oxford et Londres sont nommés, nous nous trouvons dans une Angleterre fantasmée, une Angleterre parallèle à celle que nous connaissons (voir la première trilogie), où l’institution universitaire anglaise dans tout ce qu’elle a de prestigieux et éclairé est représenté à travers les Erudits, et plus particulièrement ceux de Jordan College, où Lyra trouvera asile. Le côté oppressant de certaines institutions, la place particulière qu’occupa l’Eglise jusqu’à un certain point dans l’Histoire réelle se retrouve dans le CDC, mais il ne faut pas chercher à faire coïncider l’époque de l’intrigue avec la nôtre.
Si les parallèles avec les persécutions perpétrées par l’Eglise catholique et le rapport de rébellion de l’Eglise anglicane par rapport à celle-ci sont bel et bien pertinents, le CDC est en réalité à même de représenter les persécutions menées au nom de n’importe quelle religion, hier comme aujourd’hui. Sur les parallèles contemporains, on pensera davantage à l’Amérique post-11 septembre sous l’administration Bush, où des paroles d’enfants avaient donné lieu à l’interrogatoire d’adultes ayant émis des doutes sur l’action politique menée au moment de la guerre en Irak. Et il serait assez difficile de se dire que Philip Pullman n’y a pas pensé tant certains détails peuvent y faire penser. Mais le recours à la fantasy, l’épure typique des contes et des fables, permet au lecteur de saisir tout cela sans grand discours.
Des métaphores puissantes développées avec subtilité
Parce-que, de ce côté-là, l’auteur se garde bien de seriner aux lecteurs ce qu’ils doivent retirer de l’histoire. De manière assez admirable, certains éléments parmi les plus durs et effrayants sont juste suggérés (en ce qui concerne le méchant Gérard Bonneville, notamment) et cela suffit à produire un impact tout en évitant de tomber dans la psychologisation à outrance. C’est dans l’exploration de la relation des êtres humains à leur daemon – dans la psyché humaine, donc – que Philip Pullman se montre le plus fin ici.
Le daemon d’une personne est, pour simplifier, son animal totem, si l’on se réfère à la mythologie amérindienne : elle représente son anima, son âme, sa puissance de vie, elle l’accompagne à chaque instant de sa vie et le protège. Le daemon des enfants change constamment avant de se stabiliser vers l’adolescence ou le début de l’âge adulte, où il prend sa forme définitive.
Cette métaphore est puissante et permet une lecture à plusieurs niveaux. En effet, cela sous-tend que le prédéterminisme n’existe pas, même si certains acquis semblent innés – Pullman est très jungien à ce sujet, lorsque le daemon de Lyra bébé prend la forme d’animaux qu’elle n’a jamais vus – et que c’est à la fois notre vécu et notre personnalité qui font de nous ce que nous devenons à l’âge adulte.
L’enfance menacée, grand thème de ce tome 1
Dans La Belle Sauvage, la difficulté d’affronter des situations traumatisantes enfant est mis en avant; le thème est pour ainsi dire tout autant central que celui de l’embrigadement, si ce n’est plus. Loin de dire qu’un traumatisme résulte forcément en un adulte « cassé » ou mauvais, Pullman montre différentes situations, et la manière dont on peut y réagir. Qu’un daemon puisse lui-même se blesser est une idée aussi horrifiante que juste dans la manière dont elle est décrite, si l’on considère des personnes violentes aux tendances auto-destructrices.
Les deux jeunes héros, Malcolm et Alice, qui aide les parents de celui-ci à faire la plonge au restaurant, doivent affronter des événements qu’aucun enfant ne devrait vivre, et ils le font avec courage, en conservant leur bonté et leur empathie. Mais, grâce au talent de conteur hors pair de l’auteur, on est amené à comprendre quels risques ces violences font courir aux enfants et, surtout, avec quels ressorts et instinct de survie ils peuvent y survivre et les surmonter.
Des poussières d’étoiles…
Malgré la noirceur d’une partie du récit et des thèmes graves abordés de manière frontale ou plus implicite, La Belle Sauvage est un roman qui suscite un émerveillement aussi fort que celui éprouvé en lisant A la croisée des mondes. En effet, l’aléthiomètre est toujours là, les fées, sorcières, les recherches autour de la Poussière, la relation très forte aux daemons…
Tous ces éléments fantastiques nous emportent tandis que la tendresse de Philip Pullman pour ses héros, son amour et sa foi en l’humanité, aussi faillible soit-elle, nous submergent. On pense fortement à l’astrophysicien américain Carl Sagan, auteur de l’essai Cosmos et du roman Contact, pour lequel nous sommes tous « des poussières d’étoiles ». Le message d’A la croisée des mondes et, par extension, de La Belle Sauvage, est le même : peu importe d’où nous venons, nous sommes faits du même matériau.
Chacun de nous est différent et unique, et c’est aussi par nos choix et nos réactions face aux événements auxquels nous sommes confrontés que nous devenons ce que nous sommes. Lyra, celle qui est destinée à « mettre fin au destin » selon la prophétie des sorcières, représente ça : une pensée à l’opposé du prédéterminisme facile, qui veut que nous soyons entièrement façonnés par notre environnement, simple pantin actionné par un Dieu cruel et tout-puissant.
Un message d’espoir en ces temps troublés
A cela s’ajoute une pointe d’actualité lorsque l’un des héros rappelle au détour d’un dialogue que les abbayes et lieux sacrés étaient autrefois des terres d’asile, rappelant le destin des réfugiés. Dans La Belle Sauvage, même ces lieux ne sont plus aussi sûrs que cela. Le seul havre de paix est quant à lui représenté par une prestigieuse université. Le message est clair : face à l’obscurantisme, la meilleure arme est le savoir. Les écoles doivent alors devenir des temples pour les étudiants et « érudits », transmettant ce savoir plutôt que de l’instrumentaliser. Un beau message d’espoir qui résonne avec d’autant plus de force à notre ère d’état d’urgence, de Brexit et d’Amérique de Trump, avec laquelle le roman entre aussi en résonnance.
Pour toutes ces raisons, Philip Pullman reste un auteur et, à sa manière, un chroniqueur précieux de notre temps. Un roman initiatique à l’écriture toujours aussi fluide, à savourer avant la sortie du second tome. On en profitera de notre côté pour relire A la croisée des mondes et le reste de son oeuvre.