[Critique] Cœurs Artificiels – Laura Lam

image coeurs artificielsQuand Philip K. Dick rencontre Inception

Le thème de l’artificialité dans ce qu’il y a de moins superficiel chez l’être humain est passionnant. Remplacer une partie de notre être a toujours travaillé l’imagination des auteurs (et des réalisateurs), qui voient souvent dans cette épreuve le danger de perdre un peu de soi, un peu d’humanité. On pense notamment à ce nombre incalculable de films de genre, dont on citera au hasard The Eye, qui voient le corps étranger assimilé comme la possibilité d’un danger pour la personnalité du patient. Cœurs Artificiels s’engage sur ce thème, mais avec une toute autre intention, et complète le tout avec un autre sujet tout aussi fort : celui du rapport entre les frères siamois séparés…

Cœurs Artificiels s’intéresse à Tila et Taema, deux sœurs siamoises élevées dans une secte rétrograde, refusant énergiquement tout apport technologique. Désirant ardemment vivre libres, les deux jeunes filles de seize ans s’enfuient en direction de San Francisco, où elles peuvent enfin avoir accès à une opération leur permettant de se séparer, et toutes les deux jouissent d’un cœur artificiel. Une nouvelle vie débute alors pour elles dans une ville qui a éradiqué toute forme de violence, notamment grâce au Rêve, une drogue légale permettant à tout citoyen d’exorciser toute haine. Un concept évidemment trop permissif qui donne des possibilités à une organisation criminelle, le Ratel, d’en détourner le fonctionnement afin de mettre en vente, sous le manteau, une drogue beaucoup plus dure, infiniment plus dangereuse. Malgré cette ambiance étrange, tout se passe pour le mieux pendant dix ans quand, un soir, Tila rentre chez Taema, affolée et couverte de sang. Elle est, alors, arrêtée et accusée de meurtre, le premier en ville depuis bien longtemps, et de participer au trafic de la drogue interdite. Les anciennes sœurs siamoises vont pouvoir s’entraider grâce à leur ressemblance, mais chacune va se rendre compte qu’elle ne connaît pas l’autre aussi bien qu’elles le pensaient…

Cœurs Artificiels est un roman de science-fiction d’une densité surprenante et vivifiante. Ce rapide résumé contient plusieurs sujets, qui seront tous développés grâce notamment à une très bonne gestion du rythme de la part de l’auteure Laura Lam, une révélation pour notre part. Tout commence, chronologiquement parlant (la narration est explosée, et l’histoire débute par un élément qu’il ne faut pas spoiler pour plus d’impact) par une entrée en matière très efficace, qui nous dépeint une vie en communauté quelque peu sinistre. Une sorte de justification toute trouvée pour le grand départ des sœurs siamoises, qui souffrent clairement d’un obscurantisme infernal. Direction San Francisco, mais version futuriste, et là encore on est très surpris par la force d’évocation qui se dégage des descriptions limpides de l’auteure. On y découvre une société qui a réussit à proscrire toute forme de violence, du moins en apparence et, surtout, au prix d’une méthode moralement plus que douteuse. Le récit adopte donc deux points de vue, celui de Taema (qui devient la dominante) et de Tila, dont les caractères différents proposent au lecteur des changements de tons très troublants. La première est la plus réfléchie, la plus mature, et la seconde est une véritable pile électrique, séduisante… et un nid à problèmes. Les deux seront réunies, malgré leur séparation salvatrice et définitive, au sein d’une même problématique, et feront l’objet d’une étude approfondie de leur relation.

Un roman de science-fiction intimiste

Cœurs Artificiels parle du sentiment d’être proches et éloignés à la fois. Taema va devoir se faire passer pour sa sœur, et donc adopter toutes les différentes facettes d’un caractère que leurs “nouveaux” cœurs n’ont fait que sauvegarder au final. Et dans ce futur dystopique dominé par le tout-sécuritaire, il va falloir être prudente. Laura Lam livre un très bon travail en terme d’ambiance, et certains passages pourront faire penser très fort à un certain Blade Runner de Philip K. Dick. Autre très forte impression, laissée cette fois-ci par le concept du Rêve et de son équivalent obscur mis en vente par le Ratel, on pense très, très fort à Inception. L’auteure aime à nous donner des indices, distiller des impressions : et si tout cela n’était… Vous connaissez la chanson, et la toupie. Seul petit bémol, certains personnages secondaires, notamment au sein du Ratel, auraient peut-être eu besoin d’un peu plus de développement pour mieux nous toucher. Mais on n’y fait guère très attention au final, tant Laura Lam parvient à nous transporter dans un univers résolument sombre. Alors que sa plume arrive à capter des sentiments intimes profonds – on pense notamment à tout son travail sur l’exploration de la sexualité de ses héroïnes – on est de plus en plus emporté dans un tourbillon d’émotions. Il se dégage de l’ensemble une atmosphère particulière, quasiment étouffante, qui ne fait que s’accentuer, notamment grâce aux segments de flashback que contiennent les passages du point de vue d’une Tila jetée au cachot.

Cœurs Artificiels nous surprend sans doute plus par son ambiance très travaillée, le style de son auteure, que par son récit peut-être un peu téléphoné. Le fait que la gestion des relations soit d’une profondeur surprenante pousse tout de même à envisager sérieusement une deuxième lecture qui pourra, sur certains passages, s’avérer bénéfique quant à une meilleure compréhension de certains éléments (et de certains personnages secondaires). Il faut aussi préciser, appuyer sur le fait qu’il ne s’agit absolument pas d’un polar futuriste axé sur une enquête. Cœurs Artificiels profite du crime pour mieux analyser les rapports entre Tila et Taema, et là est finalement toute la substantifique moelle de ce roman à la saveur décidément peu commune. Une curiosité à découvrir sans hésiter, et une auteure à suivre de très près.

Cœurs Artificiels, un roman écrit par Laura Lam, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Benjamin Kuntzer. Aux éditions Bragelonne, 356 pages, 20 euros. Sortie le 17 août 2016.

Article écrit par

Mickaël Barbato est un journaliste culturel spécialisé dans le cinéma (cursus de scénariste au CLCF) et plus particulièrement le cinéma de genre, jeux vidéos, littérature. Il rejoint Culturellement Vôtre en décembre 2015 et quitte la rédaction en 2021. Il lance Jeux Vidéo Plus. Manque clairement de sommeil.

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