[Interview] Sharakhaï : Bradley P. Beaulieu répond à nos questions

image portrait bradley p beaulieuAlors que le premier tome de sa nouvelle série, Sharakhaï, est enfin disponible sous nos latitudes (retrouvez notre critique en ligne), Bradley P. Beaulieu (dont vous retrouverez toute l’actualité via son blog) a décidé de venir faire un petit coucou à son public français. L’occasion ou jamais de nous entretenir avec cet auteur d’une grande sympathie, très ouvert à la discussion et passionné de littérature.

Culturellement Vôtre : Alors, ça fait quoi d’être publié dans le pays de Molière et de Jules Verne ?

Bradley P. Beaulieu : Je suis très heureux d’être publié en France. J’ai rencontré Stéphane (Marsan, ndlr), qui est à la tête de Bragelonne, il y a deux ans à Brighton en Angleterre, à une convention internationale de fantasy. Je m’étais rendu sur place pour rencontrer l’équipe de Gollancz, mon éditeur anglais, mais je savais également que Bragelonne serait présent, je voulais donc passer dire bonjour à Stéphane. J’avais entendu beaucoup de choses à leur sujet, je savais aussi qu’ils publiaient d’excellents auteurs que j’admire comme Scott Lynch, Peter Crowther, et bien d’autres. Je tenais donc vraiment à le rencontrer, en espérant pouvoir être publié. Et lorsque l’affaire a été conclue, j’étais vraiment excité, car j’ignorais si cela allait se faire ou pas. Le français est sans doute la langue qui m’est la plus proche en dehors de l’anglais, car j’ai des origines québécoises, j’ai un peu appris la langue au lycée et je suis déjà venu ici quelques fois ces dernières années pour le travail. J’avais donc vraiment hâte d’être publié en France.

C.V. : Quels auteurs de fantasy vous ont le plus influencé ?

Bradley P. Beaulieu : Tolkien et George R. R. Martin font évidemment partie de mes sources d’inspiration principales. Un autre auteur que j’admire et que j’ai eu l’occasion de rencontrer plusieurs fois est Guy Gavriel Kay. La première de ses œuvres que j’ai lue était son diptyque La mosaïque de Sarance, dont est extrait le roman Le chemin de Sarance. Mais parmi les autres choses de lui que j’ai lues, c’est sans doute Les lions d’Al-Rassan qui m’a le plus marqué. Une prose très poétique, de belles histoires, denses et intenses à la fois, mais vraiment belles. Lorsque vous arrivez à la fin du livre, vous avez l’impression d’avoir découvert un autre lieu. J’aime vraiment l’œuvre de Guy Gavrriel Kay.

Pour ce qui est de choses un peu violentes, je citerai également Glenn Cook, qui est l’auteur de la série Le cycle de la Compagnie noire. Lorsque je suis tombé dessus la première fois, au lycée il y a une vingtaine d’années, j’avais beaucoup apprécié l’aspect brutal de ce récit du point de vue des tranchées, qui était un type de fantasy bien plus sombre, moi qui étais habitué aux histoires de chevaliers, princesses, rois et reines. C’était donc quelque chose de nouveau pour moi à l’époque de découvrir un livre avec ce type de point de vue.

J’apprécie également Tim Powers. Son écriture est assez différente de la mienne au sens où il s’intéresse surtout à la fantasy historique. D’un point de vue général, il se concentre sur des points précis de l’Histoire et effectue une tonne de recherches, pour essayer de trouver des recoins inexplorés, des failles où se nichent des événements inexpliqués et il élabore des histoires à partir de ces éléments. Je n’ai pas grand chose d’un historien, donc je ne cherche pas à faire la même chose, mais j’admire vraiment la manière dont il arrive à extraire des intrigues à partir des zones d’ombre de l’Histoire. Mais je trouve aussi qu’il a une manière unique et assez puissante de s’attacher à des éléments magiques spécifiques.

Et pour en citer un dernier, même si je ne sais pas vraiment si j’écrirai un jour comme lui, car il est vraiment bon et son livre m’a vraiment impressionné : China Miéville, qui est l’auteur de The City and the City. Au cours des cinq dernières années, c’est sans doute le livre qui m’a le plus impressionné car il s’agit d’une histoire vaguement SF au sujet d’une ville fictive en Europe de l’Est avec deux cultures différentes, inspirées du judaïsme et de l’islam, même si ce n’est pas tout à fait ça non plus, mais il s’agit en tout cas de deux peuples issus de cultures en conflit au sein du même espace géographique, qui ont des zones désignées où parfois, disons que si je m’aventure sur le territoire de la première ville, et qu’un immeuble de la seconde culture jouxte un bâtiment de la première, je ne verrai pas ce second bâtiment. Je verrai les gens de ce peuple marcher dans la rue et jouer leur musique, mais je ne verrai pas le second peuple. Il s’agit donc du déni d’une autre culture par une sorte de commun accord. Cela peut sembler un peu pompeux au début, mais au fil des pages, il prend cette idée et il la développe de manière très efficace, en nous faisant passer d’une ville à l’autre, avant de nous emmener vers une intrigue criminelle, où en passant à travers un portail, le héros peut enfin voir l’autre ville. Le concept est vraiment génial, bien exécuté. J’ai principalement écrit des séries de romans jusque-là, j’adorerais trouver une idée d’histoire qui tienne en un seul livre.

CV : Comment vous est venu l’univers de Sharakhaï, cette ville entourée de sable ?

Bradley P. Beaulieu : Je ne sais pas si vos lecteurs s’en souviendront, mais une série d’anthologies intitulée Thieves’ World (jamais sorties en France, ndlr) paraissait il y a des années de ça, il s’agissait d’une anthologie présentant un univers partagé, et c’est quelque chose que je cite souvent parmi mes sources d’inspiration pour Sharakhaï.

Pas nécessairement parce-que l’histoire se déroulait dans une ville en plein cœur du désert, mais plutôt parce-qu’il s’agissait d’une énorme métropole. Et dans l’introduction de cette anthologie, il y avait un empire qui débarquait du Sud et venait empiéter sur le territoire d’un autre empire. Et lorsque j’en suis arrivé au panthéon des dieux, il s’agissait aussi d’une situation de guerre, où l’on pouvait voir une partie des dieux se retirer pendant que l’autre avançait. Il y avait donc ce mélange très intéressant d’influences dans la ville et le sanctuaire. Les histoires qu’on trouvait dans l’anthologie étaient très variées, on y trouvait toutes sortes de personnages, allant des princes, seigneurs, dames de la cour jusqu’aux protagonistes venant de la rue, comme les utilisateurs de magie et les conteurs. C’est quelque chose qui est toujours resté dans un coin de ma tête. Je voulais faire quelque chose dans ce genre depuis de nombreuses années, qui serait également situé dans le désert. Ces deux éléments se sont donc entremêlés.

Je me suis intéressé à la culture des bédouins et la culture nomade en général, la manière dont les gens pensent et réagissent lorsqu’ils doivent se déplacer d’un endroit à l’autre, par opposition au comportement qu’ils peuvent avoir s’ils sont ancrés quelque part, ce qui était l’une des pierres d’angle de l’histoire, puisque dans Les Douze Rois de Sharakhaï, il y a douze tribus qui entourent la ville dans le désert. Et les personnes de ces tribus errent à bord de bateaux qui « surfent » sur le sable. Ils détestent la position sédentaire de Sharakhaï, à tel point qu’ils ont fait éclater la guerre des années auparavant, ce qui a provoqué un certain nombre de conflits qui ont traversé les siècles jusqu’au début de l’intrigue, lorsque nous rencontrons l’héroïne, Çeda. Donc j’ai tissé ensemble beaucoup de petites choses que je voulais raconter au fil des années jusqu’à ce que j’ai l’occasion de pouvoir me plonger dans l’écriture de la saga.

image auteur bradley p beaulieu

CV : Çeda est un magnifique personnage, elle est forte mais aussi parfois trop impulsive comme on peut l’être à son jeune âge. Était-ce une volonté de votre part de mettre en avant une héroïne forte ?

Bradley P. Beaulieu : Oui, tout à fait. J’avais écrit une trilogie de fantasy épique auparavant inspirée de la Russie moscovite avec trois personnages principaux : le prince Nikandr, et deux personnages féminins. Et, même s’il y avait deux personnages féminins parmi les principaux protagonistes, contre un seul personnage masculin, l’histoire était vraiment racontée du point de vue de Nikandr. J’aime faire des choses différentes dans ma carrière d’écrivain, et je voulais vraiment explorer une intrigue racontée depuis un point de vue unique — c’est ce qui était prévu au départ, du moins — qui serait celui d’une jeune femme. Je voulais voir le monde à travers ses yeux. J’ai donc commencé à écrire Les Douze Rois de Sharakhaï comme un roman de fantasy épique à point de vue unique. Mais finalement, cela n’a pas fonctionné. J’ai écrit le premier jet de son point de vue en intégrant quelques flash back, mais c’était trop limité. Je commençais à faire trop de choses avec Çeda, pour qu’elle réussisse à obtenir des informations, de sorte que le lecteur puisse voir tout ce qu’il se passait, les rois et le royaume entourant le désert, les tribus, etc. Ça faisait un peu trop, donc j’ai fini par réaliser qu’il fallait que j’étende un peu mon point de vue. Mais je souhaitais que l’intrigue reste malgré tout centrée sur elle, et l’on peut dire qu’il s’agit bel et bien de son histoire. J’ai dédié ce livre à mes sœurs, des jumelles qui ont un an de plus que moi. J’ai grandi avec un père qui était définitivement très présent, mais il travaillait également en journée et subvenait aux besoins de la famille, donc je restais à la maison avec mes sœurs et ma mère, au sein d’un foyer où l’influence féminine était très importante. Elles ont donc beaucoup influencé ce que j’ai écrit, et notamment le personnage de Çeda. Je voulais absolument avoir un personnage féminin « fort », mais qui soit avant tout humaine.

CV : Le fait que chaque chapitre s’achève par un cliffhanger et adopte un point de vue différent rappelle une autre saga littéraire, actuellement adaptée en série télé. Était-ce une volonté de votre part ?

Bradley P. Beaulieu : Absolument. Je suis un disciple de Tolkien, mais aussi un immense fan de George R. R. Martin. Je m’incline devant Tolkien pour ce qui est de créer un univers si riche et profond qu’on a le sentiment de pouvoir y tomber. Mais je ne voudrais pas écrire comme lui. Son style est vraiment classique, alors que George R. R. Martin possède cette voix fraîche et nouvelle, avec la même profondeur et du souffle. Il réussit à faire en sorte qu’on s’attache à tous les personnages, ce qui est très important pour moi. Je veux, peut-être pas que le lecteur apprécie tous les personnages, mais au moins qu’il puisse les comprendre et soit intrigué, de sorte qu’il ait l’impression d’être lui-même un personnage et s’engouffre dans l’histoire jusqu’au bout. George R. R. Martin est très fort pour commencer et terminer un chapitre en beauté. Et certains des rebondissements, vous savez, ils ne ressemblent pas tous nécessairement à ces cliffhangers effrayants ou brutaux, mais ils sont également très forts émotionnellement, d’une certaine manière, ils peuvent avoir quelque chose de déconcertant car on passe d’une émotion à l’autre, ou l’on est confronté à quelque chose qui va bouleverser l’intrigue, il a de nombreuses manières d’aboutir à ce résultat… C’est quelque chose que j’ai toujours admiré chez lui et que j’ai en quelque sorte essayé d’assimiler pour m’en servir à mesure que j’évolue en tant qu’auteur.

CV : Vous avez récemment quitté votre emploi chez IBM, serait-ce dû à une recrudescence de projets en cours de finalisation ?

Bradley P. Beaulieu : Oui, je me consacre maintenant à plein temps à l’écriture et j’ai plusieurs projets en cours. Je veux parvenir à doubler ma production, essentiellement. J’écrivais en gros un livre par an, voire un peu plus que ça, environ un livre et demi, et j’utilisais le « surplus » pour écrire des nouvelles, ou prévoir de nouveaux projets à développer par la suite. Donc actuellement, je travaille sur un troisième livre de Sharakhaï. J’ai déjà soumis le deuxième tome à mon éditeur et j’attends leur retour.

image les douze rois de sharakhaiiCV : Le troisième volet sera-t-il le dernier de la série ?

Bradley P. Beaulieu : Non, j’ai prévu d’en écrire six. Donc je vais finir le troisième Sharakhaï, et ensuite je m’autoriserai peut-être une petite distraction. J’ai vendu une trilogie de romans à Daw Books, un éditeur américain, on verra si elle sera également vendue autre part. C’est de la fantasy scientifique avec des échos de cyberpunk à la Neuromancer de William Gibson, sauf que ça ne se déroule pas sur le Net mais dans le monde réel. J’ai également été très touché par la trilogie Coldfire de Celia S. Friedman, donc on retrouvera un peu quelque chose de ce style à certains moments. Donc voilà ce qui est en cours. Je vais travailler là-dessus et terminer ensuite la série des Sharakhaï. Et il y a également d’autres choses qui mijotent, dont un projet de livre pour les 8-12 ans inspiré de la mythologie nordique, sur ces enfants qui grandissent un peu comme les Ewoks dans Le Retour du Jedi, avec ces villages avec des maisons dans les arbres. L’histoire parlera donc de ces enfants qui essayent d’arranger les choses alors que le monde autour d’eux est terrifié. J’ai donc plusieurs autres projets et j’avoue que je suis un peu nerveux : je suis excité à l’idée d’écrire plus, et espère pouvoir toucher un public plus large.

CV : Avez-vous déjà en tête une image d’ensemble pour la série complète que formera Sharakhaï ? Savez-vous vers où aller ou êtes-vous encore indécis sur certaines pièces du puzzle ?

Bradley P. Beaulieu : Oui, je sais dans quelle direction orienter la série. Il y aura 6 livres comme je l’ai dit. Et je vais même remercier Scott Lynch, nous étions à une convention où nous participions à une table ronde. Je ne sais plus quel était le sujet de cette table ronde, mais il a expliqué qu’il avait cherché une autre approche pour sa nouvelle série de romans, en proposant un angle différent pour chaque volume. Au lieu d’avoir une grande histoire coupée en trois comme Le Seigneur Des Anneaux, chaque livre s’intéresse à un thème, un aspect différent de l’histoire : le piratage dans un tome, la politique dans un autre… Pour Sharakhaï, le tome 1 posait les bases de l’histoire, nous découvrions la vie dans les rues, le désir de vengeance de Çeda , qui ignore pourquoi les douze rois ont tué sa mère. Dans le tome 2, nous découvrirons ce qu’est la vie derrière les murs du royaume, notamment la vie des filles des rois, des guerrières surentraînées qui ont fait vœu de les protéger. Nous en apprendrons plus sur elles. Le troisième livre s’intéressera davantage aux secrets de famille que la mère de Çeda lui avait cachés, nous comprendrons pourquoi elle lui a dissimulé son héritage, ses origines. Quant aux livres suivants, ils continueront de développer l’histoire selon différents angles, on explorera notamment le désert, pour faire vraiment le tour. Donc oui, je sais où l’histoire va, et même comment elle se terminera et ce que chaque livre racontera.

Nous remercions cordialement Bradley P. Beaulieu, ainsi que les éditions Bragelonne, pour leur disponibilité et leur courtoisie.

Propos recueillis par Mickaël Barbato, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Desbrun.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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