[Critique] Servir Froid — Joe Abercrombie

Caractéristiques

  • Auteur : Joe Abercrombie
  • Editeur : Milady
  • Date de sortie en librairies : 22 septembre 2016
  • Format numérique disponible : Oui
  • Nombre de pages : 800
  • Prix : 9,90€
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 8/10

Un roman brut de décoffrage et maîtrisé

Devenu en l’espace de quelques années l’un des auteurs fantasy les plus lus au monde aux côtés de George R. R. Martin et Terry Pratchett, Joe Abercrombie, ancien monteur de films documentaires, a écrit, après sa trilogie à succès La Première Loi, une suite indirecte, basée sur le même univers, mais se déroulant dans une région différente, et centrée sur des personnages qui sont en grande partie des nouveaux venus.

Publié pour la première fois en France en 2013 chez Bragelonne, Servir Froid a aujourd’hui droit à une édition poche chez Milady, la maison sœur du groupe. L’occasion de découvrir ou redécouvrir l’univers brut de décoffrage de l’auteur britannique sans trop se soucier de chronologie puisque cet épais roman est en réalité un one shot.  Le pitch, d’une simplicité toute tarantinesque — même si l’auteur s’est en réalité inspiré du film A bout portant de Don Siegel — donnera lieu à une multitude de rebondissements, exécutions et trahisons n’ayant rien à envier à la série du Trône de Fer de George R. R. Martin, qui a d’ailleurs salué Servir Froid comme étant “le meilleur roman” de Joe Abercrombie.

Mais si le livre aguiche de prime abord le lecteur par la promesse d’un bain de sang ininterrompu mené à bien par une redoutable guerrière en quête de vengeance, il parvient à maintenir son attention tout au long de ses 800 pages en offrant des personnages fouillés, présentés de manière archétypale au départ, et s’étoffant au fil des pages. Assez simple en apparence dans son fond (“la vengeance est un plat qui se mange froid”) comme dans sa forme (une partie correspond à une cible à abattre), Servir Froid témoigne d’une véritable maîtrise dans la construction du récit, qui n’apparaît jamais brouillonne, et évite assez habilement de tomber dans la répétition que laissait craindre son concept même, qui a souvent été rapproché (à raison) de Kill Bill.

Vengeance, raisons et sentiments

image carte servir froid joe abercrombie
La carte du territoire de la Styrie dessinée par Dave Senior, présente dans l’édition anglo-saxonne originale.

Comme de nombreuses œuvres cinématographiques et littéraires, Servir Froid explore le thème de la vengeance dans ce qu’elle a de plus décomplexé, mais aussi de plus ambigu. Si chacun a ses raisons, Joe Abercrombie ne manque pas de montrer que les hommes peuvent facilement se servir de celles-ci comme d’excuses pour asservir leur penchant pour la violence, ou encore que, même froide et “justifiée”, la vengeance se révèle souvent bien plus difficile que prévu à gérer moralement pour celui qui veut se faire justice. Rien de bien nouveau, me direz-vous, puisque c’est à peu près ce que montre chaque œuvre sur le sujet, mais le style et surtout la personnalité de l’auteur lui permettent de dépasser ces poncifs et les codes bien établis de la dark fantasy pour nous offrir un récit épique, au suspense savamment distillé, qui transcende le tout, de sorte que l’évolution de l’intrigue et des personnages ne semble jamais artificielle, chose assez rare pour être soulignée.

Mais la grande force d’Abercrombie, à l’instar de George R. R. Martin, est de faire en sorte que le lecteur se soucie de chaque personnage, même ceux qui sont à priori les plus antipathiques, sans pour autant les faire passer pour des anges. Chacun a des raisons, qui n’apparaissent pas clairement dès le début mais sont révélées à un moment ou un autre, et permettent souvent de porter un autre regard sur leur comportement. A l’inverse, certains personnages qui nous étaient plutôt sympathiques se perdent en route et agissent bêtement, même si là encore, il y a toujours une logique à l’œuvre derrière leur attitude. De manière générale, les protagonistes de Servir Froid sont multidimensionnels, même ceux qui auraient presque pu se contenter de rester de simples pantins, et cette complexité insoupçonnée contribue largement au plaisir pris à la lecture.

Un roman efficace, à l’écriture très cinématographique

Cependant, même lorsqu’il dévoile la profondeur de ses personnages ou adopte un ton plus grave, Joe Abercrombie ne cède jamais à l’appel des bons sentiments, qu’on cherchera en vain ici. Le rapprochement de certains protagonistes ne donne jamais lieu à des scènes romantiques par exemple, bien au contraire : les illusions de chacun se trouveront éparpillées aux quatre vents et l’auteur a vite fait de détromper les espoirs des lecteurs, s’ils en avaient, en écartant tout adoucissement. Le ton oscille entre la brutalité frontale et parfois grand-guignolesque des combats et des meurtres, et un humour cynique assez savoureux, qui intervient parfois dans les moments les plus inattendus, que ce soit au sein même des dialogues (très bien écrits) ou de la narration en elle-même.

Si l’auteur décrit le climat politique et les guerres intestines déchirant la Styrie avec un vrai soucis du détail, de même qu’il s’attache à rendre les personnages et leurs conflits, internes ou non, aussi crédibles que possible, il ne perd jamais le rythme de vue, et son approche n’est jamais prise de tête. La description des combats est toujours très franche, voire même assez cinématographique : Abercrombie recourt à une écriture très visuelle et les exécutions de certains des membres du clan Orso, et même d’autres passages, loin de se limiter à l’univers de la fantasy, évoquent assez clairement le western.

Jouissif à lire, non pas en raison de sa violence, mais de sa manière de varier les points de vue et de déjouer continuellement les attentes du lecteur pour aboutir à une conclusion attendue dans les faits, mais bien plus nuancée dans le fond, Servir Froid fait partie de ces rares romans où la flamboyance du style ne sert pas pour autant de cache misère pour dissimuler les faiblesses d’une intrigue simpliste. On préfèrera davantage parler de simplicité dans le bon sens du terme, d’une intrigue aussi classique qu’efficace, servie par une narration de qualité, parfois inattendue et provocante, avec une réelle attention portée aux personnages et à la description de l’univers dans lequel se déroule l’intrigue.

Monza Murcatto apparaît également comme une héroïne de fantasy assez remarquable, traitée à hauteur d’homme sans que cela ne donne lieu à un discours féministe appuyé : les femmes se battent et meurent au même titre que les hommes, et pas forcément de la plus douce des manières. Ni modèle ni simple objet de désir, Monza constitue un personnage de général fort et résolument convaincant, autour duquel gravitent une galerie de tueurs, empoisonneurs et mercenaires croqués avec la plus grande vivacité par Joe Abercrombie, dont l’écriture semble se bonifier de livre en livre, dessinant les contours d’un univers dont la profonde cohérence ne cesse de se révéler à mesure qu’il se déploie.

Retrouvez aussi nos critiques de Pays Rouge et Les Héros, deux autres one-shot dans l’univers de La première loi, toujours aux éditions Milady.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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