[Critique] Alice et les orties — Julie Bonnie

image couverture alice et les orties julie bonnie robin feix grassetAncienne chanteuse et violoniste du groupe de rock Cornu, artiste solo, Julie Bonnie était déjà l’auteure de deux romans pour adultes, dont Chambre 2, lauréat du Prix Fnac 2013. Elle est aujourd’hui de retour avec Alice et les orties, paru chez Grasset, un récit onirique très librement inspiré du conte de Lewis Carroll, où son héroïne, mère de famille mariée à un chic type, tente de trouver les mots pour écrire sa douloureuse histoire afin de la brûler et s’en libérer. Seule chez elle, elle plonge alors dans son esprit et rencontre ses personnages, qui vont l’aiguiller sur la bonne voie…

Mettre des mots sur les maux

Écrire pour être libre, pour mettre des mots sur l’indicible, ne plus être victime d’un passé toujours présent… Cette problématique commune à de nombreuses oeuvres, Julie Bonnie, accompagnée de Robin Feix, bassiste de Louise Attaque, au dessin, s’en saisit pour en faire quelque chose de sensible, mais également rempli de fantaisie, d’humour et de poésie.

Pourtant, délaissant les chemins “balisés” du récit terre-à-terre, l’auteure aurait pu se perdre dans les méandres d’une intrigue qui semble ne pas en avoir réellement. Son héroïne, Alice, passe en effet une bonne partie du livre à chercher les mots, chercher son histoire, et ce parti pris risqué aurait pu rebuter le lecteur en lui donnant l’impression que les éléments fantaisistes du récit ne servent qu’à masquer la vacuité de l’ensemble. Pourtant, s’il est très libre par sa forme ouverte, tout est judicieusement pensé dans cet Alice et les orties. Le manque de mots, le silence, ne sont après tout que la trace de cette histoire qui refuse de sortir, de ce traumatisme emprisonné depuis trop longtemps dans la cage thoracique et les tripes de cette curieuse héroïne qui souhaite brûler son histoire au sens propre du terme après l’avoir couchée sur le papier.

L’absurde au service du récit

Si bien, que, au moment où l’on commence à se demander où tout cela va bien nous mener, l’histoire d’Alice commence à se dérouler, et les éléments les plus oniriques font alors sens et lui donnent un impact véritable, qui n’est pas seulement celui des événements vécus par le personnage, mais surtout celui de son ressenti, de la manière dont, en plongeant dans les méandres de son inconscient, elle trouve enfin la clé pour se libérer. Et tout cela sans symbolique évidente, lourde de sens. Alice et les orties sait faire preuve de légèreté, du moins d’une légèreté apparente, car il s’agit plutôt ici de prendre des chemins de traverse pour mieux surprendre le lecteur.

Le roman de Julie Bonnie foisonne d’images, de mots et de détails, qui ressemblent fort aux rêveries et pensées fugaces qui peuvent nous traverser l’esprit lorsque nous ressentons un trop plein, ou que nous cherchons à fuir un problème qui nous effraie. Et lorsque Alice pense avoir fait fausse route et s’être égarée avec un personnage qu’elle prend pour une simple distraction, un coin du voile se lève et elle découvre ses propres sentiments contradictoires, qu’elle a projetés par le biais de ce drôle d’Achille aux grandes oreilles, sorte de lapin blanc qui l’aurait attirée dans son terrier afin qu’elle remonte à la surface ce que sa conscience avait laissé enfoui.

Il y a ainsi des moments drôles, incongrus, étranges, et ce n’est que plus tardivement, vers le milieu du roman, puis à la fin, que l’émotion nous saisit, sans que l’auteure ait pour autant recours au pathos. Les personnes écrivant de la fiction, professionnellement ou non, se reconnaîtront également dans la description du cheminement créatif qui permet à un auteur de coucher son histoire sur le papier : l’idée d’un sujet, de quelque chose à traduire par la fiction, la naissance de personnages qui étonnent leur créateur et prennent leur indépendance, que l’on ne peut que suivre passé un cap, puis le flot s’échappant du stylo ou du clavier lorsque tout s’agence enfin…

Un sujet transcendé par la force du conte

La forme de la fable, du conte pour adultes sied, quant à lui très bien au sujet délicat que constitue le traumatisme : le conte est sombre et onirique à la fois, faussement naïf, la fable permet de dire des choses profondes sous une apparence de légèreté, et les deux usent d’une symbolique universelle, générant immédiatement des images permettant d’aller au-delà des simples faits et de rentrer dans la vérité des êtres, dans leur chair, leur esprit et leurs rêves autant que leurs cauchemars.

Julie Bonnie l’a bien compris et grâce à ce parti pris, elle peut alors faire passer des choses qui auraient été bien plus difficiles à communiquer au sein d’une narration “classique”, comme la mise à mort aussi extrême que grandiloquente d’un personnage-pantin figurant la personne à l’origine du traumatisme de l’héroïne. Dans un roman dit réaliste, la présence d’une telle image nécessiterait sans doute des explications de nature psychologique afin de ne pas faire l’apologie de la justice personnelle, mais ici, ces pensées interdites émergeant à la conscience de manière inattendue nécessitent peu de mots et frappent bien plus juste. Elles montrent la manière qu’a notre inconscient de faire remonter à la surface nos pensées les plus noires, fussent-elles purement fantasmatiques, lorsque nous tentons de nier ou d’étouffer la violence et la colère qui nous habitent.

Alice et les orties est donc un récit sur le thème de la résilience comme on aimerait en lire plus souvent : pertinent, sensible, emprunt d’une vraie tendresse, parfois sombre et tortueux, mais jamais lourd ni racoleur. En empruntant la voie du conte et de la fable, Julie Bonnie s’affranchit des codes d’une narration classique, évite le récit psychologisant et apporte une dose bienvenue d’humour et de poésie à un sujet invitant le plus souvent à la gravité. Les dessins de Robin Feix, qui rappellent par moments ceux de Jean Cocteau par le côté épuré des traits et la symbolique employée, accompagnent de manière idéale ce récit où l’absurde et la fantaisie se conjuguent pour mettre des mots sur les maux de l’âme et du corps avec une belle finesse.

Alice et les orties de Julie Bonnie, illustré par Robin Feix, Grasset, sortie le 5 octobre 2016, 160 pages. 14,90€

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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