Premier livre de Salomé Vienne, étudiante en lettres et journaliste à ses heures, Le matin en avait décidé autrement est un roman jeunesse tout à fait atypique, prouvant une fois de plus le goût des éditions Mnémos (Kadath, Pérismer Livre 1…) pour des univers personnels et exigeants. Entre SF et fantasy, cette fiction est portée par une vraie poésie, qui peut de prime abord le rendre déroutant, mais emporte le lecteur dans un flot d’émotions pour peu qu’on y soit réceptifs, ce qui a été notre cas.
Un premier roman poétique, porté par un sentiment d’urgence
S’il serait dommage de tout dévoiler de l’intrigue, assez difficile à résumer en elle-même et qui ne saurait rendre compte à elle seule de la teneur de l’oeuvre, on peut en tout cas dire pour commencer que Le matin en avait décidé autrement est une histoire d’âmes soeurs, sans le côté pathos souvent associé à cette thématique dans la littérature jeunesse. Éda et Théo étaient des amis d’enfance inséparables, s’inventant mille aventures extraordinaires et partant à la conquête du monde depuis leur jardin. Mais ça, c’était avant : Théo a grandi, et Éda a disparu, on ne sait où… Un volumineux manuscrit sous le bras, il se rend dans les bureaux d’une maison d’édition pour faire publier son histoire, qui est celle de la jeune femme. Intrigué, l’éditeur le prend sous son aile, et une histoire onirique, entre différents mondes, se déploie alors sous nos yeux. Une histoire de rêves, de liberté, de possibles laissés en suspens, une histoire initiatique, poétique et infiniment touchante.
Il se dégage ainsi de Le matin en avait décidé autrement un sentiment d’ébullition, presque un sentiment d’urgence, qui en fait un roman très prenant. Il s’agit d’un premier livre, et on sent que Salomé Vienne a sans doute voulu mettre beaucoup de choses d’elle-même, qu’elle avait beaucoup à dire. Cependant, contrairement à certains premiers essais, elle ne s’éparpille jamais, malgré une structure mouvante et complexe qu’il faut prendre le temps d’appréhender. Il y a là une véritable pensée poétique à l’oeuvre, portée par une écriture ciselée, très agréable à lire. Dès les premières pages, on sent que l’auteure possède un style véritablement personnel, et celui-ci nous pousse à tourner les pages, même si certaines choses peuvent apparaître floues au départ.
Une histoire intimiste et prenante, entre SF et fantasy
L’intrigue, qui se précise au fur et à mesure, dessine les contours d’un univers aux références variées (1984, A la croisée des mondes, Inception, la comtesse Bathory …), mais il apparaît clairement que Salomé Vienne a parfaitement digéré ces influences. Le matin en avait décidé autrement ne donne ainsi jamais l’impression d’être une accumulation de clins d’oeil ou un simple recyclage d’éléments préexistants, et plus l’intrigue avance, plus on se rend compte que l’auteure a une vision très précise de son histoire et ses personnages, ne se contentant jamais d’écrire au fil de l’eau. Le roman possède donc un double avantage : la spontanéité de l’écriture poétique (ou un sentiment de spontanéité, du moins), qui lui donne un côté très sensoriel, et une vraie maîtrise narrative.
Plus on avance dans la lecture, plus ce sentiment d’être face à un OVNI de la littérature jeunesse se confirme. Le matin en avait décidé autrement est un roman exigeant, qui pourra également parler aux jeunes adultes (voire aux moins jeunes), sans nécessairement tomber dans la catégorie young adult, dont il ne cherche pas à reproduire les codes. Salomé Vienne refuse également d’adopter une approche cloisonnée des genres, ce qui est fort appréciable : si le début donne l’impression de nous trouver dans un univers de science-fiction à la George Orwell, les éléments fantasy apparaissent petit à petit, et les deux forment un tout parfaitement cohérent. Surtout, la dimension intimiste et poétique, essentielle, reste prégnante, ce qui rend le roman particulièrement immersif et efficace. Les héros sont quant à eux très attachants, loin de tout cliché facile, et la mélancolie inhérente à leur histoire émeut.
Deux enfants plongés dans le rêve de l’autre
Il se dégage ainsi du roman une émotion véritable, loin des artifices tire-larmes que l’on retrouve encore trop souvent dans les romans destinés aux adolescents. Le matin en avait décidé autrement donne l’impression de nous trouver au sein d’un songe, à l’image de Théo, qui ne sait plus vraiment à quel monde il appartient. Salomé Vienne joue avec le concept d’âmes-soeurs sans jamais le formuler comme tel à travers cette histoire d’anciens amis d’enfance n’appartenant pas au même monde, mais faisant indéniablement partie l’un de l’autre si bien que, d’Éda ou de Théo, on ne sait pas vraiment lequel se trouve dans le songe de l’autre. Une approche poétique et sensible parfois assez bouleversante, qui fait remonter à la mémoire ces paroles de la chanson « Your Cloud » de Tori Amos : « Do you think just like that/You can divide this/You as yours/Me as mine/To before we were Us/If the rain/Has to separate from itself/Does it say « pick out your cloud? » (« Pense-tu, juste comme ça/que tu puisses séparer ceci/Toi et ce qui t’appartient/Moi et ce qui m’appartient/avant que nous ne ne devenions Nous/Si la pluie/doit se séparer d’elle-moi/dit-elle « Choisis ton nuage ? »)
Le matin en avait décidé autrement apparaît alors comme le rêve commun de deux êtres essayant de se synchroniser ; deux jeunes adultes portant encore en eux l’enfant qu’ils étaient, comme une promesse d’absolu où l’Autre ouvre sur le monde plutôt que de l’y enfermer.
Le matin en avait décidé autrement de Salomé Vienne, Éditions Mnémos, label Naos, sortie le 20 octobre 2016, 335 pages. 18€.