Caractéristiques
- Auteur : Brad Dukes
- Editeur : Huginn & Muninn
- Collection : Fantask
- Date de sortie en librairies : 16 juin 2017
- Format numérique disponible : Non
- Nombre de pages : 384
- Prix : 25€
- Acheter : Cliquez ici
- Note : 6/10 par 1 critique
Publié en 2014 aux États-Unis sous le titre Reflections: An Oral History of Twin Peaks, le livre du journaliste américain Brad Dukes consacré à la série culte de David Lynch et Mark Frost a été publié en France le mois dernier par Fantask, le label d’essais dédiés à la pop culture d’Huginn & Muninn, sous le titre de Retour à Twin Peaks. Une sortie (et un titre) de circonstance étant donné que la saison 3 de la série a débuté fin mai, plus de 26 ans après son annulation par ABC au terme de sa deuxième saison.
Un livre d’entretiens très complet
Contrairement aux nombreux essais consacrés à l’oeuvre lynchienne, ou au récent livre d’Axel Cadieu publié chez Capricci, Voyages à Twin Peaks, qui mêlait analyse et reportage sur les lieux de tournage, l’ouvrage de Brad Dukes est un pur livre d’entretiens, où acteurs et collaborateurs reviennent sur la genèse de l’oeuvre, son tournage, sa réception et son héritage de manière approfondie. Le journaliste, célèbre Outre-Manche pour son podcast The Brad Dukes Show, a ainsi réalisé pas moins d’une centaine d’interviews individuelles entre 2011 et 2014, qu’il a ensuite retranscrites avant de trier et découper les réponses afin d’en proposer un assemblage par thèmes. Hormis une courte préface, les interventions directes de l’auteur dans le texte se bornent à quelques courts paragraphes d’introduction, de transition et de présentation des intervenants, comme s’il avait voulu rester le plus possible en marge de cette histoire orale dont il s’est fait le scribe, un peu à la manière d’Harold Smith, le personnage de jeune homme agoraphobe interprété par Lenny von Dohlen, dépositaire des secrets des habitants de Twin Peaks, qu’il retranscrit dans ses carnets après avoir recueilli leurs confessions.
Difficile, donc, de véritablement évoquer la qualité d’écriture du livre. Ce qui est évident, en revanche, c’est le travail faramineux effectué par Brad Dukes pour obtenir la confiance des personnes interviewées, mener à bien ces entretiens-fleuves et ensuite assembler le tout en un patchwork des plus pertinents. Si le désir de discrétion de l’auteur l’a poussé à effacer ses questions, on sent, aux réponses des acteurs, mais aussi des producteurs, réalisateurs et dirigeants de la chaîne que le journaliste connaît bien son affaire et a été dans le détail afin d’obtenir des informations qui n’avaient, pour un certain nombre, pas forcément été dévoilées avant, ou du moins pas de cette manière-là. S’il est de notoriété publique que David Lynch et Mark Frost étaient moins impliqués dans la série lors de la saison 2, leur brouille passagère suite à la révélation du meurtrier de Laura Palmer est moins connue, par exemple. Certains collaborateurs (les différents réalisateurs, mais aussi des personnes travaillant pour ABC à l’époque) n’avaient également pas eu l’occasion de s’exprimer, et ces entretiens croisés apportent un éclairage complémentaire passionnant au sujet d’une des oeuvres les plus marquantes de l’histoire du petit écran.
Plongée dans la production d’une oeuvre unique dans l’histoire du petit écran
On en apprend ainsi plus au sujet de l’ensemble de circonstances ayant permis à Twin Peaks d’être programmée sur une chaîne nationale, alors même que son ton, son écriture et sa réalisation, sans précédents, en faisaient un pari extrêmement risqué. Les séries télé n’étaient pas encore considérées comme un art noble en 1989, loin de là, et que Lynch et Frost aient pu relever un tel pari tient presque du miracle, ce que confirment d’ailleurs les entretiens des collaborateurs issus de la chaîne. Les grands pontes d’ABC, qui étaient à l’époque assez éloignés de la conception de la série, ne voulaient certainement pas d’une oeuvre aussi étrange et exigeante. Mais, en raison de la course à l’audience opposant ABC à NBC, qui diffusait des shows très populaires comme The Cosby Show et Sacrée Famille, le réseau embauche des créatifs pour prendre la tête de leur section entertainment et développer des séries de qualité plus adultes, afin de se démarquer de leurs concurrents. Brandon Stoddard, alors président de la branche, recrute ainsi Chad Hoffman et Gary Levine à la vice-présidence du développement des séries dramatiques, et ceux-ci ont à coeur de marquer le petit écran en expérimentant, en prenant des risques. David Lynch est à ce moment-là en contact avec l’agent de télévision Tony Kranz, qui admire ses films et souhaite l’attirer vers le petit écran. L’alignement était donc bon, et permis à Twin Peaks d’émerger envers et contre tout. Lorsque les barons de la chaîne visionneraient le pilote, alors que la présidence de la branche Entertainement vient de changer de mains, l’intervention décisive du département Programmation permet à la saison 1 d’être confirmée, alors même que le propriétaire du réseau et certaines grosses huiles ne sont pas vraiment emballées par cette entrée en matière qui les laisse perplexes.
La suite, l’engouement pour la série et son univers, on la connaît, mais Brad Dukes obtient des collaborateurs de David Lynch des confidences permettant de mieux comprendre les errements de la saison 2, au-delà de l’éloignement du cinéaste de la production et des plateaux, tout en mettant l’accent sur la volonté, tout à fait atypique à l’époque (et encore un peu aujourd’hui), de laisser une vraie liberté de ton aux réalisateurs pour les épisodes dont ils ont la charge. L’atmosphère sur le tournage, l’osmose créative de l’équipe, sont également longuement abordés d’un bout à l’autre, nous refaisant plonger avec délice dans ces 2 premières saisons mythiques. Mis à part David Lynch et Lara Flynn Boyle — cette dernière, ex-compagne de Kyle MacLachlan, s’étant taillé une réputation de diva lors du tournage auprès de certains membres de l’équipe, dont Sherilyn Fenn, qui évoque brièvement le sujet — et, bien évidemment, les acteurs disparus entre-temps, personne ne manque à l’appel, ce qui n’en rend ce livre d’entretiens que plus passionnant pour les aficionados. La méthode de travail de David Lynch, déjà largement évoquée par lui-même et ses collaborateurs réguliers dans d’autres ouvrages et publications, est bien sûr largement commentée, de même que son alchimie avec Mark Frost. Il est ainsi présent en esprit tout du long, malgré son absence de la liste des interviewés.
Retour à Twin Peaks mérite donc de rejoindre la bibliothèque des passionnés de la série comme de l’oeuvre de David Lynch par la qualité des entretiens réalisés, certes présentés de manière tronçonnée, mais pertinente d’un point de vue thématique. Les conditions de production de la série sont explorées en profondeur grâce aux témoignages inédits de l’équipe et des dirigeants de l’époque du département créatif d’ABC, et les anecdotes ne manquent pas, retenant l’attention du lecteur pendant près de 500 pages. Hormis des fautes de traduction étonnantes, on ne trouve donc pas grand chose à redire à ce livre d’entretiens particulièrement fourni, à lire,aux côtés du roman-puzzle de Mark Frost, en marge de la diffusion de la saison 3, qui s’achèvera le 18 septembre prochain.