Caractéristiques
- Titre : Moby Dick
- Traducteur : Hélène Renaud-Dauniol
- Auteur : Bill Sienkiewicz (dessin et adaptation) et Dan Chichester (scénariste)
- Editeur : Delcourt
- Collection : Contrebande
- Date de sortie en librairies : 13 janvier 2021
- Format numérique disponible : Oui
- Nombre de pages : 48
- Prix : 14,95 €
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- Note : 8/10 par 1 critique
Les éditions Delcourt publient une belle adaptation en bande dessinée du roman d’Herman Melville Moby Dick1. Publiée originellement (en anglais) en 1990, cette version est l’œuvre de Bill Sienkiewicz, connu notamment pour son travail sur la série Elektra : Assassin avec Frank Miller (1986) ou Big Numbers scénarisé par Alan Moore (1988). Cet illustrateur de comics se distingue par son style mélangeant les techniques, utilisant le dessin à l’encre, l’aquarelle, la peinture à l’huile où le collage, d’une manière qui peut-être rapprochée du travail de Dave McKean, avec Alberto Breccia pour influence principale. Parmi ces œuvre les plus intimistes, on lui doit une biographie flamboyante de Jimi Hendrix (1995). Avec le scénariste Dan Chichester, le dessinateur de comics Bill Sienkiewicz s’est attaqué à une œuvre majeure de la littérature américaine, la grande œuvre d’Hermann Melville, Moby Dick (The Whale) publiée en 1851.
Comment adapter le roman Moby Dick en bande-dessinée ?
Moby Dick, c’est récit d’une chasse obsessionnelle à la baleine que tout le monde pense connaître, celle du capitaine Achab à la jambe d’ivoire poursuivant le monstre marin qui l’a mutilé. Une histoire racontée par Ismaël, un homme qui s’engage sur le baleinier Pequod avec le cannibale du Pacifique Queeqeg, comme Herman Melville l’avait fait dans sa jeunesse lorsqu’il cherchait du travail. À partir d’un point de départ simple, l’immersion dans le milieu de la pêche à la baleine et la traque de Moby Dick, l’écrivain a composé un roman monstrueux, qui fait encore l’objet de nombreuses tentatives d’interprétation. C’est un roman-monde, rempli d’informations encyclopédiques, de personnages archétypaux, de péripéties et de symboles. Un récit mis en images très tôt après sa parution et connu par les images qu’il provoque.
Ce roman fascinant a tenté bien des auteurs de bande-dessinée, avant et après Bill Sienkiewicz. En effet, Moby Dick a été adapté en BD par Paul Gillon (dessin) et Jean Ollivier (scénario) en 1983 ; Will Eisner en 1998 puis Jean Rouaud (dessin) et Denis Deprez (scénario) en 2007 ; Chabouté en 2014 dans un superbe diptyque noir et blanc, la même année que la version de Pierre Alary (dessin) et Olivier Jouvray (scénario). N’oublions pas la série en quatre tomes Achab (2007-2011) de Patrick Mallet (scénario et dessin) racontant l’enfance du capitaine, ainsi que les transpositions futuristes de l’album Leviathan (série Lorna) par Alfonso Azpiri (2002) et de Moby Dick de Željko Pahek (dessin) et Jean-Pierre Pécau (scénario) en 2005.
Réalisée en 1990, l’adaptation de Bill Sienkiewicz s’inscrit dans toute une série de tentatives. Le dessinateur choisit de suivre la trame du roman, le condensant en quelques dizaines de planches, au risque de réduire certaines actions à quelques cases alors qu’elles auraient mérité plus de développements. Cette version de Moby Dick n’est guère une bande dessinée d’aventure et son auteur ne cherche pas à entretenir le suspense. Il prend pour acquis que le lecteur connaît déjà la fin et que ce qui importe dans la lecture de ce livre, c’est le voyage accompli avec les personnages, c’est vivre sous une nouvelle forme la folie du capitaine Achab emportant ses hommes dans la mort.
Le dessinateur fait exploser les cases et multiplie les techniques comme à son habitude, au risque de ne proposer au lecteur que des fragments du récit, ou plutôt son impression. De ce fait, il s’agit d’une version purement romantique, dans laquelle rien ne compte plus que l’émotion procurée par les images et les textes. À ce titre, cette version n’a pas la précision de celle de Chabouté, qui s’attachait bien plus à représenter la vie à bord d’un baleinier, dans un noir et blanc expressionniste, sans bavure. Autant la version de Chabouté était précise et peu bavarde, autant celle de Bill Sienkiewicz baigne dans l’incertitude et se laisse porter par les mots adaptés de Melville, assez nombreux, disposés dans des cadres. Pas de bulles ici, quitte à renforcer l’impression d’illustration du roman (abrégé), parfois pas de cases, souvent des compositions ressemblant à des assemblages de dessins, peintures et collages virtuoses.
Des fragments de monde avec de multiples techniques
Bill Sienkiewicz est un concepteur artistique et illustrateur brillant, qui tente de mettre son style au service d’un récit. Le problème d’une bande-dessinée, c’est qu’il s’agit toujours de produire du temps à partir d’images, or ici c’est souvent trop figé pour échapper à l’illustration. C’est la limite de cette adaptation au style hétéroclite mais singulier, qui toutefois rend merveilleusement compte en revanche de la folie, la tempête, le jeu des forces naturelles ou obscures. Les éclaboussures de peinture son tantôt du sang, de l’écume, des étoiles et c’est à travers ces techniques utilisées que le dessinateur parvient à figurer ce que le roman Moby Dick a de plus profond, quelque chose qui touche au mystère du cosmos, ce cosmos qui a donné naissance à tant de créatures incroyables, à tant de tempête sur les océans et dans les crânes.
Cette multiplicité des techniques permet au dessinateur de donner l’impression d’un monde, d’une réalité que lui-même ne contrôle pas complètement, à la différence d’une ligne claire qui délimite parfaitement les choses et souligner la connaissance que celui qui représente le monde en a. Comme Dave McKean, le dessinateur au contraire brouille les images, joue à rendre invisible la frontière entre les techniques ou au contraire à l’affirmer.
Si cette bande dessinée ne rend pas compte de la dimension documentaire du roman Moby Dick, ne prétends pas non plus proposer une aventure palpitante comme l’avait tenté le film Moby Dick de John Huston avec Gregory Peck (1956), on ne peut nier en revanche qu’elle nous propose d’entrer dans un monde. Un monde confus et inhospitalier que le dessinateur fait souvent ressembler à un cauchemar, où rien n’est sûr, pas même l’identité véritable du narrateur Ismaël :
« Appelez-moi Ismaël. Il y quelques années de cela — peu importe combien exactement — comme j’avais la bourse vide, ou presque, et que rien d’intéressant ne me retenait à terre, l’idée me vint de naviguer un peu et de revoir le monde marin.2 »
Les visages des personnages sont toujours eux-mêmes incertains : c’est la beauté du style de Bill Sienkiewicz mais aussi une de ses limites car il est peu facile de s’identifier à des visages brouillés, plongés dans l’ombre, parfois assez réalistes, parfois plus stylisés. On peut ne pas adhérer à ce qui peut sembler un étalement de virtuosité et de langages plastiques différents (caricature, peinture réaliste, collage…), qui plongent rapidement le lecteur dans son monde mais peu aussi le lasser. L’enjeu pour Bill Sienkiewicz est ensuite de faire varier et évoluer ses images jusqu’à la confrontation finale avec la baleine : ce n’est pas toujours convaincant, mais l’ensemble est fort. Même si nous n’avons pas toujours été convaincu, nous avons été emportés et notamment pris de vertige lorsqu’il représente la mort telle une plongée dans l’obscurité de l’océan.
Le récit mythique d’une chasse
Moby Dick est un récit initiatique qui enchâsse un autre récit, celui de l’obsession du capitaine, celui de la traque de l’animal. Peut-on faire plus primordial que le récit d’une chasse ? Selon certains intellectuels, c’est de la chasse que serait né le récit car le chasseur doit déceler des traces, suivre des empreintes, des signes qu’il doit communiquer aux autres chasseurs : « Le chasseur aurait été le premier à « raconter une histoire » parce qu’il était le seul capable de lire, dans les traces muettes (sinon imperceptibles) laissées par sa proie, une série cohérente d’événements3 » postule Carlo Ginzburg. Selon cette théorie, rien n’est plus primaire que le récit de chasse. Et c’est bien ce retour au primaire qui rend Moby Dick si fascinant, ramenant l’être humain moderne du XIXe siècle à l’acte le plus primaire, cet homme qui a besoin d’huile de baleine pour s’éclairer, qui envoie des flottes de baleiniers subvenir à ses besoins. Avec le style si caractéristique le sien, le dessinateur illustre ce retour aux primaire en faisant baver ses couleurs, éclabousser sa peinture, adoptant parfois un style désuet censé évoquer les illustrations anciennes. Il a aussi recours au pochoir, à l’instar des peintres des cavernes donc il semble s’inspirer tant ses images jouent avec l’obscurité.
On peut regretter que la lutte capitaine Achab avec Moby Dick ne met pas mieux en évidence le contraste frappant entre la blancheur de la baleine et la noirceur de son chasseur. On est déçu de ne pas trouver des images plus originales ou plus puissantes ; il faut dire que cette adaptation entre en scène après plus d’un siècle de représentations du roman de Melville, qui s’employèrent toutes à rendre compte de la rage, de la grandeur et de la tragédie de la lutte finale. Comment renouveler ce qui constitue une scène de genre, inspirée vraisemblablement des représentations de Saint Georges terrassant le dragon ? Homme d’images, le dessinateur ne pouvait pourtant pas manquer ce contraste entre le blanc et le noir, la blancheur de Moby Dick renvoyant à celle de la licorne prise au piège de ses chasseurs. Un animal chimérique symbole de pureté et d’innocence dans les récits et représentations du Moyen-Âge, qui l’associent à la femme vierge4. Bien qu’elle a fait couler bien des navires, emporté de nombreux hommes, arraché la jambe du capitaine, Moby Dick possède l’innocence de l’animal et, comme la licorne, relève d’un ordre supérieur dont l’être humain peut à peine entrevoir les desseins. C’est la présence de Moby Dick et sa charge symbolique qui constitue le principal écueil de cette adaptation en bande-dessinée, qui échoue à renouveler les représentations de la baleine et du combat contre son poursuivant Achab.
Puissante, en revanche, est la dernière image montrant le naufragé (le narrateur Ismaël) seul survivant de cette équipée qui s’est fracassée contre les mystères de la nature. Une fin inspirée par les rescapés de l’Essex qui avaient dû dévorer les marins mourants, un naufrage qui inspira Hermann Melville. Au terme de l’histoire, Ismaël est orphelin comme il se désigne lui-même par ses mots, mais il est devenu l’unique narrateur de cette histoire qui fit, ô combien de fois, le tour du monde. Laissez-vous emporter par cette adaptation de Moby Dick par Bill Sienkiewicz, montez dans son Pequod, continuez le voyage dans celui de Chabouté, poursuivez-le avec Achab, Queeqeg, Starbuck et Ismaël dans les autres versions que la bande-dessinée et le cinéma ont imaginé – et continueront à fantasmer.