[Analyse] Philip K. Dick, l’écrivain de science-fiction comme prophète

Illustration pour Rolling Stone montrant Philip K. Dick chez lui. © G. K. Bellows, 1975.
Illustration de G. K. Bellows montrant Philip K. Dick chez lui. Rolling Stone, 6 novembre 1975. Source.

C’était il y a un peu plus de 40 ans. Le 2 mars 1982, à l’hôpital de Santa Ana (Californie), l’écrivain de science-fiction américain Philip K. Dick disparaissait. L’encéphalogramme demeurant plat, on avait fini par le débrancher des machines qui maintenaient son corps en « semi-vie » (pour citer le concept de son roman Ubik, publié en 1968 aux États-Unis). Son cerveau, pourtant, n’a pas cessé d’alimenter notre culture, donc notre vie, de ses idées, grâce à son œuvre riche de plus de 121 nouvelles disponibles en intégrale « Quarto » chez Gallimard et 45 romans publiés, pour la plupart de science-fiction (à l’exception de deux, ses romans réalistes sont publiés à titre posthume). Les récits de Philip K. Dick échappent sans aucun doute à la désuétude grâce à leur portée philosophique ou métaphysique, car la technologie sert avant tout de déclencheur de situations forçant les personnage et la personne qui lit à remettre en cause leurs certitudes sur le réel, l’identité, le passé, la foi, les connaissances. C’est donc, avant tout, une littérature du doute, où l’étrangeté surgit dans le monde de science-fiction comme un autre dérangeant, à l’image des récits fantastiques. Philip K. Dick, c’est un Socrate posant des questions par le biais de récits considérés en son temps comme de la sous-littérature.

Si Dick n’a pas inventé tous les concepts qui rendent ses récits si stimulants (l’idée de faux souvenirs est ainsi empruntée à son idole Van Vogt), c’est pourtant à Ubik auquel il est toujours fait référence dans les évocations d’univers virtuels. On évoque son roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968) dès qu’il est question d’être artificiels, ainsi que les nouvelles « Souvenirs à vendre » (1963) et « Rapport minoritaire » (1953) au sujet de la modification de la mémoire et de la prévision des crimes… Ou, du moins, on évoque les films adaptant ces récits : en effet, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? a donné naissance au film Blade Runner de Ridley Scott (1982), « Souvenirs à vendre » s’est transformé en Total Recall de Paul Verhoeven (1990) et « Rapport minoritaire » a été porté à l’écran par Steven Spielberg (Minority Report, 2002). Ubik, qui a fait l’objet de la première tentative d’adaptation (par Jean-Pierre Gorin en 1975) n’a pas encore muté en film, malgré la tentative de Michel Gondry (abandonnée depuis 2014).

Extrait de l'article de Paul Williams. © Rolling Stone, 6 novembre 1975.
Extrait de l’article de Paul Williams. © Rolling Stone, 6 novembre 1975. Source.

Faire le portrait d’un écrivain visionnaire

Comme beaucoup de lecteurs depuis 1982, c’est par le cinéma qu’à titre personnel j’ai connu Philip K. Dick, comme je l’ai raconté récemment dans une longue critique de Blade Runner. C’est le cinéma qui a popularisé son œuvre et leurs thèmes malgré les limites des adaptations. Les films ont donné envie de lire les questionnements vertigineux de l’écrivain sur l’humanité, l’identité, le réel, le divin, dans des récits mêlant les références, ponctués d’humour souvent grotesque et habités de personnages attachants ou flippants. En quête de reconnaissance de la science fiction, Philip K. Dick n’a toutefois pas pu voir ses Nexus 6 sur les écrans dans Blade Runner, le film de Ridley Scott étant sorti aux États-Unis le 25 juin 1982 et en France le 15 septembre de la même année. 40 ans plus tard, il est toujours temps, si vous ne l’avez pas fait, de pénétrer dans les mondes divergents de Philip K. Dick. Mais au fait, à quoi ressemblait-il, notre visionnaire américain ?

Mr Dick offre l’apparence d’un homme digne, réfléchi, légèrement corpulent, avec des cheveux noirs et une barbe légèrement grisonnante, décontracté d’allure mais non sans distinction. C’est un érudit qui possède une culture impressionnante, tout en restant éloigné des prétentions et de la hauteur d’un universitaire. Il vit dans un appartement tout simple avec deux chats, un peu de mobilier contemporain légèrement fatigué, des monceaux de livres de référence et une chaîne stéréo grand luxe.

Description de Philip K. Dick par Charles Platt en 1980. 1

Photos de Philip K. Dick et, au centre, de sa cinquième épouse, Tessa. Extrait de l'article de Paul Williams. © Rolling Stone, 6 novembre 1975.
Photos de Philip K. Dick et, au centre, de sa cinquième épouse, Tessa. Extrait de l’article de Paul Williams, Rolling Stone, 6 novembre 1975. Source.

Dans cet article, nous allons proposer une sorte de portrait de l’écrivain, depuis différents angles, comme un tableau cubiste : la perception du monde, la paranoïa, la drogue, le mysticisme et, enfin, la création d’un mythe autour de sa propre personne. Ce mythe véhiculé depuis au moins 40 ans (en témoignent les récents documentaires réalisés), c’est celui de l’écrivain de science-fiction accédant à d’autres dimensions depuis son conapt de Santa Ana, tout près d’Anaheim où le monde faux de Disneyland s’étend… Ces images publiques de Dick, l’écrivain s’est amusé à les faire et les défaire, comme pour mieux rendre insaisissable son vrai visage, à l’image du « scrumble suit » du roman Substance Mort (1977) qui fait apparaître comme semblable à tout le monde et à personne à la fois.

La place du fou, le regard de l’autre

Couverture de la première édition de L'Oeil dans le ciel © Ace Books, 1957.
Couverture de la première édition de L’Œil dans le ciel © Ace Books, 1957. Source.

Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? La question-titre du roman devenu Blade Runner cristallise l’enjeu de ses œuvres : basculer dans un autre esprit, pénétrer dans sa conscience et son inconscient, voir avec ses yeux et glisser d’une réalité à une autre. Cela peut se faire au détour d’un paragraphe, sans que cela soit indiqué sinon par des italiques ou une rupture de ton (c’est ce qu’on nomme du discours indirect libre), mais aussi structurer l’ensemble d’une nouvelle ou d’un roman. Dans Le Maître du haut-château (1961), Philip K. Dick fait pénétrer dans les pensées d’un fonctionnaire du Japon impérial fasciste, d’un artisan juif menacé de déportation, d’un commerçant raciste pro-nazi et d’une femme en quête de vérité.

Oser faire cela, entrer dans la tête d’un androïde, d’un chasseur de primes, d’un extraterrestre, d’une femme aux cheveux noirs accro à une drogue temporelle ou d’un flic des stups toxicomane schizophrène, c’est aussi se confronter à des changements radicaux de valeurs, comme Philip K. Dick l’a mis en scène avec beaucoup de pertinence et d’humour dans L’Œil dans le ciel (1958). Dans ce roman, en effet, une explosion fait pénétrer un groupe de personnages dans le monde intérieur (l’idios kosmos) d’un personnage, puis d’un autre, faisant ainsi découvrir les perceptions du monde d’un fanatique chrétien, d’une puritaine ou d’une paranoïaque. Est-on sûr de retourner à la fin dans le « monde réel », la « réalité commune » (le koinos kosmos) ?

Dès sa première nouvelle vendue, « Roug » (publiée en 1951), Philip K. Dick a proposé au lecteur de prendre la place de celui qui ne peut parler et qui, s’il le pouvait, ne serait pas cru. Et pour cause, un chien qui ne cesse d’aboyer lorsque les éboueurs viennent voler les « offrandes » que ses maîtres disposent dans les poubelles ! Ce que l’écrivain postule, dès ses premiers textes publiés (y compris ses romans réalistes), c’est que la réalité est un récit composé des faits que notre perception et notre intelligence (humaine ou canine) structure. Selon Philip K. Dick, « ce que nous expérimentons comme extérieur à nous peut en réalité être une projection de notre inconscient, ce qui signifie que le monde de chaque individu doit être quelque peu différent de celui de chaque autre individu2 », comme il l’explique à Charles Platt en 1980. Son travail d’écrivain a donc été, dans un premier temps, de retranscrire une vision subjective du monde, avec des personnages entrevoyant des fragments du Réel. De ce postulat philosophique et cette approche de l’écriture, de nombreuses tentatives d’explication ont été formulées. Philip K. Dick est censé avoir écrit ses œuvres sous LSD ou un autre hallucinogène ; il aurait été paranoïaque, voire schizophrène ; son discours du festival de Metz en 1977 a quant à lui donné l’image d’un illuminé, une croix au cou. C’est ce que nous allons voir maintenant, tordant le cou au passage à quelques clichés.

Philip K. Dick sous influence du LSD ?

La première représentation de l’écrivain est celle d’un artiste œuvrant sous influence de drogues hallucinogènes, en particulier du LSD. Cette image a été popularisée par la préface de l’anthologie Dangereuses visions (1967), dans laquelle l’éditeur Harlan Ellison écrivait : « J’avais demandé du Phil Dick ; eh bien, j’en ai eu. Une nouvelle sur le L.S.D. (et sous possible, sous L.S.D.). Ce qui va suivre, comme son peu conventionnel mais excellent roman Le Dieu venu du Centaure, est le résultat de ce voyage hallucinogène.3 »

Couverture d'une édition américaine de Substance Mort (A Scanner Darkly).
Couverture d’une édition américaine de Substance Mort (A Scanner Darkly).

Philip K. Dick reconnaîtra plus tard, à demi-mot, avoir contribué à cette réputation d’écrivain sous acide : « La vérité », déclare-t-il en 1977, « c’est que je n’en ai pris que deux ou trois fois. Mais ce n’était qu’une idée « promotionnelle », car dans les années soixante, c’était très à la mode d’en prendre.4» L’influence des drogues hallucinogènes sur l’œuvre de Dick est en revanche évidente et affirmée, même si ses propres expériences du LSD n’ont pas été concluantes (pour la première), voire éprouvantes (pour la seconde, qui lui a inspiré les bads trips du Dieu venu du Centaure et d’Ubik aux mondes gelés). Il reconnaissait en revanche avoir été empli d’un grand sentiment d’amour après avoir pris de la mescaline, lui inspirant des pages de Coulez mes larmes, dit le policier (1974), auquel nous avons consacré un précédent article.

Il semble clair en tous cas que les récits de Philip K. Dick n’ont pas directement été écrits sous drogue hallucinogène et que le travail de l’écrivain ne se réduit pas à un délire sous psychotropes. En revanche, l’usage de substances diverses tout au long de sa vie et pendant la création est certaine, variable selon les périodes (amphétamines, alcool, marijuana), mais pour constance l’utilisation de cocktails de médicaments et de vitamines dont Philip K. Dick pensait maîtriser les effets. Les drogues diverses ont occupé une place importante dans son existence, avec des conséquences terribles, évoquées d’une manière bouleversante dans Substance Mort (dédié à ses ami-e-s victimes de la drogue, dont Philip à la lésion pancréatique permanente…). Mais arrêtons-nous là en vous invitant à lire notre article sur la drogue dans la vie et l’œuvre de Dick publié sur cairn.fr dans la revue Psychiatrie, Sciences humaines et Neurosciences, qui explore ce vaste sujet en détail.

Philip K. Dick vu par G. K. Bellows pour Rolling Stone. © Rolling Stone, 6 novembre 1975.
Philip K. Dick vu par G. K. Bellows pour Rolling Stone, 6 novembre 1975. Source.

Un auteur paranoïaque ?

La seconde représentation de l’écrivain, celle d’un paranoïaque ou d’un schizophrène potentiel, le large public américain du magazine Rolling Stone l’a découverte en novembre 1975, sous la plume de Paul Williams. Le titre annonçant l’article en Une est éloquent : « The Most Brilliant Sci-Fi Mind on Any Planet : Philip K. Dick » (lisible en ligne). L’écrivain et son ami journaliste (critique musical) y discutent des thèmes de ses œuvres et du cambriolage dont Dick a été la victime le 17 novembre 1971. Parmi les suspects évoqués par Dick figurent la C.I.A., des membres des Black Panthers et lui-même… L’illustration accompagnant l’article représente l’écrivain en train de lire, guetté par un monstre tentaculaire par-delà la fenêtre de son appartement… L’auteur est aux aguets, guettant ce qui le surveille tandis que les ombres obliques démesurées et le ciel tourmenté évoquent le cinéma expressionniste allemand qui a si souvent représenté la folie.

Le lecteur de Rolling Stone éprouvait le sentiment de pénétrer dans l’intimité d’un cerveau déroutant, et l’esprit de Philip K. Dick l’était assurément, bien plus que ce qu’il dévoilait dans cet entretien puisqu’il n’y évoquait pas ses expériences mystiques récentes de février-mars 1974. C’est sans doute à partir de cette première interview majeure qu’un schéma s’est construit, repris par les journalistes s’étant entretenus avec lui, tel Charles Platt en 1980 qui écrit :

« Comme je déballe mon magnétophone, je m’aperçois [que Philip K. Dick] a déjà préparé le sien ; un microphone Shure haute fidélité est posé sur le plateau de verre fumé de la table, et il m’enregistrera en même temps que je l’entendrai. […] Je suppose que l’on pourrait interpréter cela comme un comportement paranoïde ; je m’en abstiens, mais tout se passe comme s’il avait l’intention de me surveiller, de vérifier que ma transcription de la bande est bien correcte – ou est-ce moi qui suis à présent paranoïde ? Déjà, il est difficile de définir la réalité de la situation. »

Charles Platt 5

Les exemples abondent dans la vie de Philip K. Dick de symptômes possibles de paranoïa. Lui-même déclarait avoir déjà fouillé la litière de son chat en entrant chez lui pour vérifier l’absence de micros ! Dans le même temps, l’humour de l’écrivain et une certaine légitimité des inquiétudes après des décennies de quasi toute-puissance du FBI et de scandale du Watergate incitent à prendre tout ceci au sérieux, mais aussi une bonne dose d’ironie. Que la paranoïa de Philip K. Dick ait été une réalité et quelle que fut sa gravité, force est de constater que la paranoïa est un sujet de ses récits, développé de multiples manières et avec une lucidité certaine. Il la donne à percevoir, à éprouver et même à comprendre rationnellement (plus souvent qu’on ne le croit).

Extrait de l'article de Paul Williams. © Rolling Stone, 6 novembre 1975.
Photo de Philip K. Dick extraite de l’article de Paul Williams, avec à droite le début de la seconde théorie concernant son cambriolage… Rolling Stone, 6 novembre 1975. Source.

La lecture de ses œuvres nécessite de mobiliser un minimum notre propre potentiel paranoïaque ou psychotique afin de comprendre, par exemple, la rage qui saisit Donna lorsqu’elle s’exerce à son jeu favori dans Substance Mort : tirer sur les caisses des camions de la Coca-Cola Company. Si on se souvient que la coca des Andes est supposée être à l’origine de la boisson de la célèbre marque, alors on peut adopter un point de vue paranoïaque et relier la célèbre firme à la cocaïne (c’est du moins le sous-texte de cette scène du roman). Au moment même où son ami Robert Arctor est sur le point de succomber à la drogue, la rage de Donna ne s’exerce donc pas seulement contre un symbole de l’impérialisme capitaliste et consumériste américain (comme Disney ou McDonald’s), mais aussi contre un double langage cynique, celui du maintien d’une entreprise globale de dépendance. C’est ce que suggère la fin du roman Substance Mort et de sa belle adaptation A Scanner Darkly par Richard Linklater (2006), que nous ne dévoilerons pas.

Un gourou mystique de la science-fiction ?

Troisième représentation de Philip K. Dick : celle du mystique. Cette image s’est révélée à ses fans au cours de la conférence prononcée à Metz en 1977, nommée Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres, dont le texte original (différent de la conférence prononcée) a été publié aux Éditions de l’Éclat. L’auteur portant une énorme croix autour du cou avait dérouté et suscité l’incompréhension de nombreux admirateurs. Il faut dire que la science-fiction semblait indiquer les chemins d’un remplacement total de la religion par la science, d’où l’incompréhension face à cet écrivain dont les œuvres avaient des teintes marxistes. Mais Philip K. Dick avait toujours été en quête du Réel et, d’elle, en quête du divin. De livre en livre, de rencontre en rencontre (notamment avec l’évêque de l’Église épiscopale américaine Jim Pike), ainsi que par le biais d’hallucinations (sous l’influence ou non de drogues) et d’expériences mystiques.

« Après avoir flirté pendant des années avec le bithéisme, je me suis mis au monothéisme ; je considère même le christianisme puis, plus tard, le judaïsme comme profondément dualistes et, par conséquent, inacceptables »6, résume-t-il dans un entretien de 1980. Aujourd’hui encore, la place de ce qui a été appelé sa Trilogie divine et le statut dans son œuvre de son journal de recherches mystiques, théologiques et philosophiques publié ces dernières années (L’Exégèse, écrit de 1974 jusqu’à sa mort) posent question. Nous n’approfondirons pas le sujet, mais nous signalons simplement que selon nous il n’y a guère de rupture, mais une continuité, ponctuée d’éclairs comme ses expériences mystiques de février et mars 1974.

« Ce que je crois, c’est que quelque chose de remarquable lui est arrivé, ne serait-ce que sur un plan psychologique ; et je crois que cette expérience lui a inspiré une très belle vision de l’univers (ou koïnos kosmos) et un livre [Siva] étrange, unique, qui enrichira sans doute la vie de ses lecteurs. C’est là le minimum dont Dick doit être crédité. Débattre de son « équilibre mental » est hors de propos ; ce qui compte, c’est la valeur de son inspiration, sans considération de sa source. »

Charles Platt 7

Photos de Philip K. Dick et de son fils Christopher, qu'il avait baptisé secrètement, comme un premier chrétien. Extrait de l'article de Paul Williams. © Rolling Stone, 6 novembre 1975.
Photos de Philip K. Dick et de son fils Christopher, qu’il avait baptisé secrètement, comme un premier chrétien. Extrait de l’article de Paul Williams. Rolling Stone, 6 novembre 1975. Source.

Rencontrer Dick et devenir un personnage dickien

Drogué, paranoïaque et mystique, génial créateur de vertiges, telle est l’image de Philip K. Dick qui continue à dominer les représentations. En vérité, il est devenu un personnage dickien. Il est à l’image de son œuvre au point que Charles Platt écrit qu’il s’est senti devenir le personnage d’une œuvre réelle de l’écrivain au fil de sa discussion avec lui : « Je ne sais plus ce que je dois croire ; mon univers – mon ideos kosmos – a été envahi par le sien, comme si j’étais devenu un personnage d’un de ses romans et lui une sorte de Palmer Eldritch [personnage de son roman Le Dieu venu du Centaure] en train de rêver une nouvelle réalité où il allait me falloir vivre.8 » Vie et œuvre se fondent comme les théories faites et défaites par l’écrivain, et les journalistes repartent tous plus perplexes qu’ils ne sont venus… Ces derniers, ce faisant, n’écrivent-ils pas ainsi leur propre version dickienne du réel ?

« Bêtement, j’allais chercher une clarification objective chez un homme qui ne croit pas à l’objectivité. […] Comme un personnage d’un de ces romans paradoxaux, sans solution, de Dick, je me retrouvais à la fin avec plus de questions que je ne m’en posais au début »

Charles Platt 9

Détail de la couverture du numéro du 6 novembre 1975 de Rolling Stone. © Rolling Stone.
Détail de la couverture du numéro du 6 novembre 1975 de Rolling Stone. Source.

Qu’on ne s’y trompe pas, Philip K. Dick savait l’effet produit par ses mots, il jouait avec eux et ses interlocuteurs et donc avec son image publique. « À seulement quelques heures d’écart, j’ai découvert un Dick marxiste bon teint, un autre qui ne jurait que par la psychanalyse, un troisième qui cherchait à atteindre la vérité par le zen », témoigne Patrice Duvic après l’avoir rencontré à Metz. « Et le plus étonnant est qu’à chaque fois cet autoportrait spontané correspondait très exactement aux attentes secrètes de ses interlocuteurs.10 » Et pour cause, qu’ils soient inconscients ou parfaitement rationnels, ce sont les limites des mécanismes de la pensée qui fascinaient l’écrivain et qu’il testait avec ses interlocuteurs tout comme ses lecteurs :

« Il se carre dans son siège, satisfait de son exercice, de cette élimination de tout fondement possible d’un système objectif de valeurs. Il a parlé aisément, agréablement, comme amusé par sa propre conversation. Une grande part de ce qu’il dit a des airs de boutade tout en lui paraissant parfaitement sincère. »

Charles Platt 11

Le témoignage de Patrice Duvic confirme cette impression : « À chaque fois il m’a paru totalement sincère, et somme toute rien n’était vraiment contradictoire dans ses déclarations, mais quand même.12 » Griffonnant infatigablement les milliers de feuillets de son Exégèse, Philip K. Dick s’est-il retrouvé piégé par ses propres fictions ? A-t-il choisi de devenir cette figure à la fois sage et fou, croquée par Robert Crumb, qui se plaisait à vouloir révéler le récit caché du monde ?

Le mythe autobiographique

De ses visages, Philip K. Dick a modelé des fictions dans lesquelles il s’est lui-même mis en scène (avec beaucoup d’humour, il faut le préciser) dès ses nouvelles « Projet Argyronète » et « L’Orphée aux pieds d’argile » (publiées en 1964), puis ses romans de la Trilogie divine, Radio Libre Albemuth (1976, posthume) et SIVA (1981). L’écrivain aime se raconter à lui-même (dans son Exégèse) et aux autres.

Philip K. Dick vers 1962. Photo d'Arthur Knight. Source.
Philip K. Dick vers 1962. Photo d’Arthur Knight. Source.

Cette mise en fiction de la vie de Philip K. Dick par lui-même semble avoir commencé avant même d’avoir publié un seul écrit, selon le témoignage de Betty Jo, dont il était tombé follement amoureux en 1949 : « Il avait toujours eu l’impression que c’était comme dans le mythe ou la légende germanique de la personne qui doit partir en quête de son autre moitié, sans laquelle il était un individu incomplet.13 » Betty Jo fait ici référence au Dopplegänger, qui ne cessera de hanter son œuvre et qui, si on en croit son témoignage, habitait déjà la pensée de l’écrivain lorsqu’il racontait les conditions du décès de sa sœur jumelle Jane, lorsqu’ils étaient bébés. Les deux enfants avaient souffert de malnutrition, leur mère Dorothy Kindred n’ayant pas assez de lait et insuffisamment d’argent pour se procurer l’alimentation complémentaire nécessaire.

Ce récit de la mort de Jane structure le récit de sa vie par lui-même et participe pleinement des fictions dickiennes : il est comme le point d’origine mythique de l’écrivain et de son œuvre, menant Joe Chip dans les toilettes d’Ubik pour y lire ces mots : « Sautez dans l’urinoir pour y trouver de l’or. Je suis vivant et vous êtes morts » ? Ce point d’origine mythique est une tombe où Jane a attendu Phil pendant cinquante-trois ans. Le nom de l’écrivain avait déjà été gravé sur leur tombe commune de Fort Morgan à la mort de sa sœur, car personne ne pensait qu’il survivrait. Depuis le décès de l’écrivain en 1982, depuis plus de 40 ans maintenant, les deux moitiés sont de nouveau ensemble. Alors surveillez les pièces de monnaies qui subsistent, car si vous voyez le profil de Philip et de Jane, alors peut-être sera-t-il le moment de sauter dans l’urinoir pour y trouver de l’or… « Je suis vivant et vous êtes morts. »

Notes

12578911 – Charles Platt, « Philip K. Dick », entretien publié dans Univers 1981, traduit de l’anglais (américain) par Michel Deutsch, Paris, Éditions J’ai Lu, 1981, pp. 62, 63, 65, 78.

3 – Cité par Lawrence Sutin in Invasions divine, Philip K. Dick, une vie, Paris, Éditions Denoël, traduit de l’anglais (américain) par Hélène Collon, 1995 (première édition Harmony Books,1989), p. 361.

4 – Jérôme Piroué, « À Rebrousse-Dick », entretien réalisée au Festival de Metz en 1977, Point Final (fanzine) n°3, 1979, en ligne sur le Paradick de Gilles Coullet.

6 – Franck C. Bertrand, « Une courte interview philosophique de Philip K. Dick », Yellow Submarine n°41, septembre 1986, traduit de l’anglais (américain) par Sylvie Laine, en ligne sur le Paradick, texte original sur Philipkdick.com.

1012 – Patrice Duvic, « À utiliser conformément à la notice » in Philip K. Dick, Total recall, Éditions Christian Bourgois, Collection « 10|18, Domaine étranger », 1991, p. 343‑345, en ligne sur le Paradick.

13 – Anne R. Dick, The Search for Philip K. Dick, San Francisco, Éditions Tachyon, 2010, p. 247. Notre traduction.

Cet article fait partie d’un dossier consacré à Philip K. Dick et à son influence sur le cinéma. Il reprend, en les réécrivant et les développant, des textes publiés sur le blog de l’auteur en 2011, puis sur Ouvre les Yeux du 27 au 29 novembre 2014.

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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