Caractéristiques
- Traducteur : Benjamin "KGBen" Rivière
- Auteur : Mark Russiell (scénario), Richard Pace & Leonard Kirk (dessin), Richard Pace & Andy Troy (couleur)
- Editeur : Delcourt
- Date de sortie en librairies : 31 mars 2021
- Format numérique disponible : Oui
- Nombre de pages : 144
- Prix : 16,50€
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- Note : 8/10 par 1 critique
« Superman » rencontre Jésus et monte une coloc… ou l’histoire d’un comics censuré
Le Retour du Messie, Verset 1, publié pour la première fois en français aux Editions Delcourt (Strangers in Paradise, Motor Girl, Le premier meurtre…) est le premier et dernier tome d’une série qui devait initialement être publiée chez DC Comics avant d’être annulée sous la pression de groupes religieux et de lobbys aux Etats-Unis, avant d’être repris par Ahoy Comics, qui la fit paraître en plusieurs numéros réunis dans cette intégrale des éditions Delcourt.
Alors, qu’est-ce qui a à ce point choqué les groupes Américains pour pousser à cette décision alors que Mark Russell était déjà connu pour ses albums de satire religieuse tels que God is Disappointed in You ou encore Apocrypha Now ? Eh bien, tout simplement parce qu’il imagine que Jésus revient sur terre et se retrouve plus ou moins en colocation avec un super héros qui ressemble furieusement à Superman, Sunstar, chargé par rien de moins que Dieu le Père de refaire l’éducation de son fiston baba cool qui n’est qu’amour et paix. Tous deux vont cependant être bouleversés et changés par cette rencontre singulière.
Dans ce comics, Dieu est montré comme une divinité devenue alcoolique, très en colère contre la race humaine et qui préfère la force à la compassion. Dans l’incompréhension face à l’approche pleine de compréhension de son fils Jésus, il est d’autant plus déçu contre les hommes après que ces derniers aient mis sa progéniture sur une croix. A notre époque, Jésus décide de revenir sur Terre pour essayer de nouveau de sauver les hommes ; il s’agit de sa dernière chance avant que son père ne décide de les détruire.
L’ironie étant que, dans le comics de Mark Russell, Dieu est fasciné par Sunstar, ce pseudo-Superman plus « réaliste » et assez désabusé, qui règle leur compte aux méchants à coups de tatanes sans se poser de questions. Il décide donc de le recruter pour remettre son fils sur la bonne voie, de manière à ce que les hommes filent droit. Le comics possède de nombreuses références à l’histoire et à la culture judéo-chrétienne à travers le temps, puisque l’on retrouve à la fois des références au christianisme, mais aussi au judaïsme – toujours sous le prisme de l’Ancien et du Nouveau Testament, cependant.
Philosophie, Ancien et Nouveau Testament : une BD grinçante, référencée et intelligente
Le scénariste américain fait un parallèle tout au long de ce volume entre l’Ancien et le Nouveau Testament, entre la compassion de Jésus Christ et la méthode par la force de Sunstar. Cette parodie de Superman est d’autant plus ironique que, dans que dans Le retour du Messie, Sunstar est stérile et n’arrive pas à avoir d’enfant avec sa compagne, avec laquelle il essaie d’adopter dans un monde où leur union est considérée comme « hors normes » en raison de ses origines intergalactiques, lui qui est pourtant si humain dans ses failles mêmes.
L’histoire et le rôle de Satan dans la chute du Paradis – Chute « provoquée » par Eve qui a amené aux hommes la connaissance venue de l’Arbre de la Connaissance, même si celle-ci, d’un point de vue gnostique, est symboliquement « noire » car elle fait sortir de l’innocence « bienheureuse » – sont également abordés de manière intelligente et avec une certaine malice, quoique de manière moins développée que d’autres passages.
Ainsi, lorsque Dieu redescend sur terre pour rencontrer Satan, dans une case, il porte une casquette aux couleurs de l’arc-en-ciel sur laquelle est inscrit « I’m sorry », ce qui est à la fois une façon évidemment de s’excuser auprès de Satan de lui avoir fait porter le mauvais rôle, mais aussi une référence à la manière dont les courants chrétiens ont stigmatisé les homosexuels. De même, en faisant rentrer spontanément Jésus dans un bar gay, l’auteur sous-entend que si Jésus était parmi nous aujourd’hui, de par sa nature et la philosophie de ses enseignements, il irait auprès des marginaux, des détenus (dans un autre passage de l’album), mais aussi des homosexuels. Bref, de toutes les personnes stigmatisées, qu’elles quelles soient.
On repense alors aux paroles de la chanson de 1996 de Joan Osborne, « One of Us » (« what if God was one of us/just a slob like one of us/just a stranger on the bus, trying to make his way home… », soit « et si Dieu était l’un d’entre nous/rien qu’un badaud comme nous tous/juste un inconnu dans un bus qui essaie de rentrer chez lui »), tant l’auteur insiste sur le côté quidam (et donc humain) de Jésus, qui va tout tenter pour réconcilier les hommes avec eux-mêmes grâce à l’amour et à la compassion.
Sauveur intérieur ou sauveur providentiel ?
Il y a une différence, et c’est ce que l’auteur montre très bien d’un bout à l’autre du comics, entre le discours philosophique initial de Jésus si l’on peut dire (qui était que le Paradis et la figure du Sauveur se trouvent en chacun de nous plutôt qu’à l’extérieur en tant que but à atteindre ou « solution miracle ») et l’instrumentalisation qui en a été faite par des organismes/des lobbys dont le but est le pouvoir et non la « libération » et l’épanouissement de chacun, tant à un niveau individuel que collectif.
D’ailleurs, l’album interroge la notion de pouvoir, et les différents points de vue que l’on peut avoir sur la question en fonction de l’époque et de la situation, d’une manière qui est tout sauf manichéenne.
Du point de vue religieux, l’album parle donc aussi de la différence entre l’enseignement philosophique de Jésus et le Nouveau Testament, qui a donné lieu à une vision beaucoup plus moralisatrice et culpabilisatrice de la religion que l’on connaît aujourd’hui et qui a nourri en profondeur la culture anglo-saxonne et les dérives religieuses qui en ont découlé aux Etats-Unis.
On trouve également dans ce Retour du Messie des références à l’Amérique de l’ère Trump qui ont pu déplaire à certains groupes. Cela est particulièrement flagrant lorsque Jésus, qu’on a enfermé en prison parce qu’il disait être le fils de Dieu, est pris par des détenus skinheads pour un mexicain en situation irrégulière.
Il s’agit d’un comics volontiers provocateur, mais toujours très juste. On comprend bien évidemment ce qui a pu gratter certaines sensibilités aux Etats-Unis, que ce soit le passage autour de l’ère Trump, ou encore, dans un style différent, celui autour du judaïsme (toujours sur le ton de la satire), où Dieu demande à Abraham de se circoncire juste pour voir s’il sera capable de le faire. Mark Russell fait alors dire à Jésus (qui explique son histoire à Sunstar) : « D’après la Bible, pour élever son peuple élu, Dieu a choisi Abraham pour sa foi inébranlable. En d’autres termes, sa capacité à croire tout ce qu’on lui disait, même si ça paraissait totalement insensé. »
Dans la page suivante, Mark Russell met dans la bouche de Jésus ces paroles très fortes : « Je suis là pour vous dire que le monde n’a pas besoin de votre foi, mais de votre conviction. Si vous croyez en quelque chose parce que vous pensez que Dieu le veut, alors vous ne croyez pas vraiment. En un sens, la foi est l’opposé de la croyance : la foi vous relie, elle vous donne l’impression de faire ce qui est juste. Mais avoir foi en quelqu’un, c’est lui tendre un couteau. Je crois que là où je veux en venir, c’est choisissez bien à qui vous donnez un couteau. »
Ces seules paroles permettent de comprendre que le comics de Russell n’est absolument pas anti-religion : il ne s’attaque pas à la foi en tant que telle, mais à son instrumentalisation à des fins politiques (voire totalitaires), et aux croyances aveugles que font naître certains groupes ou charlatans issus de dérives sectaires, ou certaines figures d’autorité tristement connues…
Il s’agit, en fait, à notre ère de cynisme, d’une œuvre qui, derrière son humour sarcastique, croit profondément en l’humain et que le « salut » de l’humanité passera par… l’humain, et non par une figure de sauveur providentiel détenteur d’importantes vérités (suivez mon regard), contrairement à ce que des âmes chagrines partisanes de la théorie de « fin de civilisation » seraient paradoxalement portées à croire.
Une œuvre satirique drôle, intelligente et finalement touchante
Il s’agit également d’un comics qui, bien évidemment, est résolument américain et rend même un hommage sincère à la culture américaine et sa philosophie positive qui est parfois moquée en Europe, comme le montre la scène finale au bowling où Dieu, Jésus et Sunstar ainsi que sa compagne journaliste Sheila disputent une partie de bowling. Dieu déclare à ce moment-là :« Je crois comprendre pourquoi les gens aiment tant ce jeu : il y a toutes ces quilles parfaitement alignées, qui s’occupent de leurs affaires et, sortie de nulle part, une boule vient les fracasser et les éparpiller, mais ce n’est pas grave parce qu’elles sont toutes ramassées et de nouvelles sont mises en place. Et tu peux recommencer encore et encore, c’est comme si ce qui comptait, c’est que si tu ne passe pas comme il faudrait, il y aura toujours un nouvel alignement, un nouveau lancer. »
De manière générale, il s’agit d’un comics tout à fait jouissif, aussi drôle que grattant et intelligent, que l’on peut lire indépendamment de sa culture religieuse. Evidemment, il y a certaines références qui font que si l’on possède certaines références ou connaissances dans ce domaine, on en appréciera d’autant plus le propos. C’est notamment le cas du passage avec Satan, qui n’est peut-être pas tout à fait assez développé de ce côté-là. Mais, même si ce n’est pas le cas, dans tous les cas, notre culture occidentale fait que l’on a intégré au moins un minimum d’éléments, indépendamment de l’éducation/de la culture de chacun en la matière. On rajoutera aussi que si vous appréciez l’œuvre de Neil Gaiman (notamment American Gods – Dieu a un petit côté Odin dans son côté rusé à certains moments de l’intrigue – ou la nouvelle/le comics Le Premier meurtre), ce comics devrait vous botter.
Dans tous les cas, Mark Russell a construit sa BD de telle manière, ne serait-ce qu’au niveau de la dramaturgie, que ce volume est tout à fait appréciable et compréhensible. Donc, rassurez-vous : il n’est guère besoin de posséder un diplôme en théologie ou d’avoir fait le catéchisme (ni même d’être croyant ou au contraire athée) pour pouvoir lire ce comics singulier.
Un mélange de styles visuels représentatifs de différents genres de la BD
D’un point de vue visuel, on retrouve un trait typique des comics de super-héros en ce qui concerne le design des personnages. On reconnaît notamment parfaitement Superman, même s’il s’agit ici de Sunstar, une parodie du gentil super-héros que nous connaissons tous utilisé à des fins satiriques. Si le costume a légèrement été ajusté, il demeure reconnaissable, et l’allure générale de Superman/Clark Kent aussi, même si dans les traits du visage et l’allure, on sent un héros qui est beaucoup plus désabusé, avec des traits plus durs. On retrouvera aussi de nombreuses références à l’univers DC et aux comics en général, que les amoureux du genre apprécieront, mais qui ne sont là encore pas nécessaires pour apprécier le récit et l’univers de Russell.
Enfin, le style général est dynamique, inventif, et joue avec plaisir entre différentes pattes typiques de différents genres ou sous-genres de la BD : comics de super-héros DC donc, de comics indépendants aussi (avec un ton que ne renierait pas Alan Moore), et même bande-dessinée historique beaucoup plus classique, voire rigide pour les scènes de flash-backs illustrant des passages de la Bible racontés par Jésus ou Dieu. La satire se retrouve donc aussi au niveau visuel.
La créativité formelle des talentueux illustrateurs entre ainsi en résonnance avec le fond de l’œuvre, et il y a un bon équilibre entre les deux qui rend la lecture fluide et agréable. Il s’agit donc d’un comics aussi surprenant qu’enthousiasmant, qu’on ne peut que vous recommander.
A noter aussi qu’une postface de l’auteur lui-même explique la controverse autour de son œuvre. Il y explique très bien qu’il ne pense pas blasphémer ni faire preuve d’intolérance envers qui que ce soit, ce qu’il ressort également de la note de l’éditeur qui soutient son auteur. Même si ces quelques pages sont davantage destinées au lectorat américain, cette mise en contexte est très intéressante à lire lorsqu’on termine la BD pour laquelle on retrouve, également à l’intérieur, entre chaque chapitre, mais aussi à la fin, les différentes couvertures des différents numéros publiés aux Etats-Unis lors de la publication initiale de ce comics dont l’intégrale est réunie dans cette édition française de Delcourt, malgré la mention « Verset 1 ».