Née en Finlande en 1983, Laura Gustafsson, auteure et artiste féministe aux allures de pin-up punk, n’a pas froid aux yeux. Après un premier roman paru en 2013 chez Grasset, Contes de putes, qui avait suscité la controverse par sa dimension anti-patriarcale, la voilà de retour (chez le même éditeur) avec ce Anomalia sombre et âpre, autour de la cruauté et la bêtise humaine.
L’homme est-il un animal ?
Si le quart de couverture annonce que le livre montre que « l’homme est un loup pour l’homme », on a tôt fait de s’apercevoir que l’auteure estime bien plus l’animal que la bête humaine. Le roman, divisé en plusieurs parties distinctes qui finissent par se rejoindre dans un final apocalyptique, est de ceux qui dérangent et dont la lecture est souvent douloureuse, parfois à la limite du supportable. Celle que l’on a comparée à Virginie Despentes en France au moment de la sortie de Contes de putes ne fait aucune concession et nous met face à ce que nous ne voulons pas voir au travers de trois histoires édifiantes.
Il y a tout d’abord cette hôtesse de l’air de 45 ans qui tombe accidentellement enceinte d’un bel Indien et apprend que le bébé est atteint de trisomie 21. Alors qu’on la pousse à avorter, elle décide de garder l’enfant mais n’annonce sa grossesse à personne, à part une collègue. Elle prend une chienne qui porte elle-même des petits et s’isole dans une maison en pleine forêt jusqu’à son accouchement. Elle prendra une décision très étrange à la naissance de l’enfant. Nous suivons ensuite le révérend Singh qui a ouvert un orphelinat en Inde et recueille deux fillettes élevées par une louve, qu’il tentera de civiliser, au début des années 20. La troisième partie nous fait quant à elle partager le point de vue de Tracey Connelly, la mère de « Baby P. », le petit garçon décédé à 1 an et demi suite à de longs mois de maltraitance que l’hôtesse de l’air et sa collègue évoquaient dans la première partie, se repaissant des détails sordides de l’affaire dans les tabloïds.
Une vision nihiliste et dérangeante
Dès son introduction, Anomalia nous plonge dans un univers sombre, au travers du point de vue souvent nihiliste de l’hôtesse de l’air anonyme qui tient lieu de narratrice lors de la première partie du roman. Très vite, l’affaire « Baby P. » est évoquée dans ses détails les plus insoutenables et certains lecteurs non-avertis décideront peut-être de s’arrêter là. L’histoire, véridique, avait défrayé la chronique en Angleterre en 2007. Le choc provoqué par ce cas, mêlé à la curiosité malsaine du public, est ici retranscrit de manière particulièrement frappante en mettant en abîme le traitement médiatique de l’affaire dans les tabloïds.
Le résultat est dérangeant : autant pour les réactions des hôtesses de l’air, partagées entre empathie à l’égard de l’enfant, indignation et curiosité morbide, que par la description clinique des abus subis par le petit Peter. L’affaire, bien que très présente dans les pensées de l’hôtesse, reste ici à l’arrière-plan. Dans cette première partie très courte (45 pages), ce qui nous intéresse donc, c’est la décision que va prendre la narratrice. La chute, inattendue, nous laisse face à nos interrogations : Laura Gustafsson ne nous crache pas une morale pré-mâchée à la figure, mais laisse plutôt le lecteur faire le travail. L’auteure prend celui-ci à rebrousse-poil avec cette première conclusion sèche, abrupte, le préparant ainsi à la suite.
La deuxième histoire, « Premier Livre de Kamala », est le segment le plus long du livre et sans doute celui qui se lit le plus « facilement ». Si l’indignation est bien présente, le ton de l’auteure se fait plus neutre, la narration moins heurtée. La fille-loup Kamala et sa petite soeur ne subissent pas les mêmes sévices que « Baby P. », mais la manière dont on tente de les civiliser est évidemment choquante, d’autant plus que Laura Gustafsson distille avec parcimonie un humour noir à faire grincer des dents. L’auteur, contrairement à la troisième partie, ne fait pas le choix d’une narration coup de poing, mais manie l’ambivalence avec beaucoup de finesse pour nous amener à nous interroger sur ce qu’est un comportement « civilisé ». Le révérend Singh, en effet, s’attache aux fillettes, venant même à les considérer comme ses propres filles. D’un autre côté, la manière dont il tente de changer leur comportement, le fait qu’il veuille écrire un livre d’étude à leur sujet d’un point de vue scientifique et, surtout, le comportement révoltant et hautain de son épouse et sa réaction finale vis-à-vis de celui-ci nous poussent à nous interroger sur la réalité de cet attachement.
Enfants innocents et adultes cruels
La troisième partie, centrée sur l’histoire atroce de « Baby P. » est quant à elle la plus noire. De prime abord, si on ignore que ce segment se base sur des faits réels, on pourra se sentir partagé sur la manière dont la mère et le beau-père sont dépeints. Evidemment, des parents criminels maltraitant leur enfant, cela existe. Cependant, tous ne sont pas des cas sociaux à la limite du cliché. Quid, par exemple, des pervers narcissiques aimés de tous et respectés dans leur travail, mais faisant preuve d’une cruauté sans nom envers leur propre famille ? Heureusement, si l’on considère Anomalia dans sa totalité, on se rend compte que Laura Gustafsson a eu le bon goût de ne pas associer la violence et la cruauté à une seule classe sociale. La violence des époux Singh, par exemple, apparaît peut-être plus « raffinée », elle n’en demeure pas moins intolérable.
S’inspirant de cette affaire révoltante, Laura Gustafsson a ainsi imaginé l’histoire et la personnalité de la mère de « Baby P. » et de son petit-ami. Dans un déni criminel, la mère de l’enfant, fan de Britney Spears dépressive et immature, ferme les yeux sur le comportement de son petit-ami, se rendant directement complice. Les sévices subis par l’enfant, détaillés dans la première partie, restent ici principalement « hors champ », mais l’auteure nous les laisse deviner à mesure que la mère déroule des mensonges invraisemblables pour justifier les blessures du petit garçon et son comportement prostré. Les services sociaux dépêchés maintes fois sur place, qui ont échoué à protéger « Baby P. », sont dénoncés avec une ironie glaçante. Cette partie choc, parfaitement maîtrisée, est là encore souvent difficile à lire et fera débat par son approche sans concession.
Ces trois parties principales forment ainsi une trilogie au constat particulièrement sombre sur la nature humaine et les violences infligées aux enfants, victimes innocentes de la cruauté et l’indifférence des adultes. L’auteure s’interroge (et nous interroge) sur les raisons profondes de ce mal qui semble ronger l’âme humaine et la pousser à de tels agissements. S’agit-il d’une anomalie que l’on pourrait identifier, comme une anomalie génétique ? Ou un héritage familial, faisant en sorte que les enfants de bourreaux perpétuent les crimes de leurs parents ? Ou tout autre chose ?
Une prise de position étonnante…
Le reste du livre, relativement plus faible, est concis mais donne une légère impression d’éparpillement. Il y a d’abord ce court chapitre très étrange où l’auteure s’adresse directement au lecteur pour lui livrer la morale à tirer de l’histoire de « Baby P ». Un parti pris très étrange puisque cela laisse penser que Laura Gustafsson ne fait pas suffisamment confiance au lecteur, ni à sa narration. Pourtant, impossible de ne pas s’indigner du sort de ce petit enfant. Alors, pourquoi sortir de la narration et s’adresser ainsi au lecteur ? La réponse surprend et dérange quelque peu : pour le culpabiliser, pardi ! Pas nécessairement parce-qu’elle pense que tous ses lecteurs fermeraient les yeux sur le sort réservé à un enfant, mais parce-qu’elle considère qu’en tant que carnivores, une majorité de personnes ferment les yeux sur le sort réservé aux animaux et ne valent donc pas mieux ! Ce qui donne lieu à ce passage surréaliste : « Celui dans le ventre de qui se désagrège un animal mort n’est pas meilleur que celui qui permet la mort d’un bébé. Tous deux sont atteints d’indifférence morale. » (p. 233) Non seulement le raisonnement, extrême, est absurde, mais surtout, l’industrie alimentaire et le végétarisme ne font pas partie des thèmes abordés par l’auteure dans les quelques 200 pages qui précèdent. Pourquoi imposer ce genre de jugement au lecteur à ce moment-là ? Ce chapitre en trop, heureusement très court, nous rend quelque peu perplexes face à la démarche de l’auteure, qui semble vouloir susciter la controverse à tout prix.
Cependant, cela n’enlève pas la force d’Anomalia, ni sa qualité d’écriture incontestable. La petite pièce de théâtre qui suit, qui situe cette fois-ci l’histoire de Kamala dans le présent, et la conclusion nihiliste et fantastique dégagent certes moins de force que les trois premières parties, mais le roman de Laura Gustafsson est de ceux qui marquent durablement. Si la Finlandaise privilégie parfois une approche coup de poing, que certains lecteurs pourront ressentir comme une forme de manipulation et fera en ce sens débat, elle manie l’ironie avec un talent certain et est par ailleurs capable de beaucoup de finesse. Anomalia n’est pas un livre à mettre entre toutes les mains et il n’est pas exempt de défauts, mais il dégage une vraie puissance. Laura Gustafsson se révèle ainsi comme une plume à suivre, faisant preuve d’audace et de fougue malgré un petit aparté moralisateur que l’on oubliera bien vite.
Anomalia de Laura Gustafsson, Grasset, février 2016, 300 pages. 20€