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[Critique] East/West — Harry Gruyaert

Caractéristiques

  • Titre : East/West
  • Auteur : Harry Gruyaert
  • Editeur : Éditions Textuel
  • Collection : Photographie
  • Date de sortie en librairies : 4 octobre 2017
  • Format numérique disponible : Non
  • Nombre de pages : 160
  • Prix : 65€
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 9/10

Un maître de la couleur

Photographe pour l’agence Magnum depuis 1981, le Belge Harry Gruyaert s’est fait connaître pour ses séries de photos en Inde et au Maroc dans les années 70, ainsi que son travail exceptionnel sur la couleur à une époque où celle-ci était encore assez peu développée — et assez méprisée — dans ce medium, comme le rappelle très justement David Campany dans la préface de ce très beau dyptique publié aux éditions Textuel (Motown, La Marseillaise de Serge Gainsbourg) avec le soutien du fond de dotation agnès b.

Utilisant quasi-exclusivement de la pellicule Kodachrome — film inversible couleur apparu en 1935 se distinguant par ses couleurs très vives et contrastées en raison de l’utilisation de la trichromie — jusqu’à l’arrêt de sa production par Kodak en 2009, Gruyaert s’est révélé un maître en la matière, dont le travail a contribué à prouver que la photographie couleur était loin d’être une facilité ou “le fard dont on peint les cadavres”, pour reprendre une formule de Roland Barthes, également citée en préface. Avec lui, les couleurs les plus vives ou, à l’inverse, les plus ternes, se parent d’une infinité de nuances, qui sont d’autant mieux mises en valeur par son travail frappant sur la construction, qui lui permet de jouer sur les contrastes.

East : De l’autre côté du Rideau de Fer

image fête du 1er mai 1989 moscou russie harry gruyaert east west éditions textuel
© Harry Gruyaert/Magnum Photos

East/West permet de rendre hommage à son art et d’en saisir la mesure à travers deux volumes consacrés à deux pays aussi éloignés que possible, aussi bien politiquement que par leurs paysages : la Russie de 1989 pour East, avec des photos prises exclusivement à Moscou, et les États-Unis pour West, qui retrace le voyage de Gruyaert de Los Angeles à Las Vegas en 1981. Le premier est un précieux témoignage de la vie à Moscou moins d’un mois avant l’effondrement de l’URSS, jouant sur des contrastes constants : cet homme ou ces femmes en costumes militaires portant joyeusement des bouquets de fleurs pour les festivités du 1er mai d’un côté, le cliché saisissant d’une rue marchande où les piétons suivent chacun leur trajectoire les yeux dans le vide, de l’autre. Entre la spontanéité des enfants jouants ensemble, le groupe compact d’hommes à chapeaux réunis autour d’une maigre collation et ces lieux que l’on devinait jadis majestueux et à présent désertés, c’est tout un climat politique et social qui se dessine en creux…

Le travail d’Harry Gruyaert sur la couleur, fort différent de celui effectué pour la contrepartie américaine, marque par sa subtilité. Il est difficile de ne pas voir dans les couleurs froides et délavées qui dominent une image d’une URSS essorée, mais la vie est belle et bien présente, dans les touches de rouge vif, les couleurs pastel des ballons de baudruche des enfants, dans un élément de décor qui se détache avec puissance sur un ciel menaçant et des immeubles tristement gris… Les angles de vue et focales choisies par le photographe permettent de faire ressortir ici et là l’immensité de certains espaces, n’en rendant leur dégradation et désertion d’autant plus frappante.

image moscou 1989 hôtel ukraine harry gruyaert east west éditions textuel
© Harry Gruyaert/Magnum Photos

Il y a quelque chose d’assez terrible dans ce cliché du Musée de la Révolution, avec ce grand tableau victorieux de Lenine accroché au mur au premier plan, et l’évidente vétusté de ce hall débouchant sur un escalator, où une gardienne assise sur une chaise constitue la seule présence humaine. Après avoir mis en avant la spontanéité de ses sujets et la vie qui subsiste malgré la difficulté de la situation, l’artiste joue alors à faire ressortir la dimension figée de la ville. La représentation des espaces intérieurs est particulièrement marquante, avec ses lignes de fuite renforçant le sentiment d’enfermement, et un jeu de construction délimitant différents espaces au sein d’un même lieu qui se jouxtent sans vraiment se rencontrer. L’influence de la peinture se fait également fortement sentir, comme sur cette photo de l’Hôtel Ukraine, où la femme de dos au fond de ce salon figé semble faire partie d’une nature morte. Et puis, comment ne pas penser au cinéma de science-fiction pour le cliché final, où les toilettes d’un hôtel semblent tout droit sorties de la fin de 2001 : l’odyssée de l’espace ?

Russie-Amérique : entre mythe et réalité sociale

image los angeles 1989 harry gruyaert east west éditions textuel
© Harry Gruyaert/Magnum Photos

West appuie quant à lui la dimension road movie des États-Unis, en mettant en valeur les routes de Californie, de l’Arizona et du Nevada, parkings, stations essence et diners. Comme pour East, le jeu sur les lignes est particulièrement impressionnant. Il les utilise tantôt pour délimiter différents espaces au sein du cadre, tantôt pour appuyer une impression d’enfermement, que l’on ressent malgré l’immensité des paysages. Les couleurs se font plus vives, voire flamboyantes, et ressortent d’autant mieux grâce à la composition aiguisée de Gruyaert et son sens du contraste. L’horizontalité des lignes de parking et de certains blocs de bâtiments répond à la verticalité de gigantesques buildings, tandis que l’horizon s’étend à perte de vue, ou apparaît au contraire bouché par des commerces ou divers éléments de décor. Le photographe n’immortalise pas uniquement de belles voitures et de luxueuses piscines, mais aussi l’autre côté de Los Angeles et Las Vegas de jour, leur partie moins glamour mais non moins vivante : les gens qui dorment dans leur voiture, un jeune homme avachi par terre à côté d’un banc au petit matin, les enfants qui jouent sur le trottoir et ces bâtiments industriels aux murs décrépis…

S’il n’a jamais eu la volonté de livrer un commentaire politique ou critique des pays sur lesquels il a fixé son objectif, Harry Gruyaert a sans conteste un oeil incroyablement aiguisé qui lui a permis de saisir avec une véritable finesse ces villes aux climats et situations fort différentes. Qu’il s’attache à Moscou peu de temps avant la chute de l’URSS ou à l’Amérique de l’ère Reagan, le photographe belge saisit aussi bien l’imaginaire rattaché à ces lieux que leur réalité sociale au moment des prises de vue, avec une maîtrise de la couleur et de la composition tout à fait remarquable.

Sa manière de jouer sur les contrastes, les volumes et les lignes, de révéler l’existence de plusieurs espaces concomittants est une véritable leçon de photographie, et permet de remonter le cours du temps pour poser un autre regard sur deux pays antagonistes, qui apparaissent finalement plus proches qu’on ne l’aurait imaginé à travers ce superbe coffret grand format East/West, à l’impression et la finition irréprochables, qui ne fait que confirmer le sérieux des éditions Textuel en matière de beaux livres pointus. Pour un Noël 2017 en dehors des sentiers battus.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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