[Critique] Paternoster – Julia Richard

Caractéristiques

  • Titre : Paternoster
  • Auteur : Julia Richard
  • Editeur : L'Homme sans Nom
  • Collection : Ir_réel
  • Date de sortie en librairies : 12 mai 2023
  • Format numérique disponible : Oui
  • Nombre de pages : 255
  • Prix : 21,90 euros
  • Acheter : Cliquez ici
  • Note : 7/10

Un Get Out au féminin et à la française

Deuxième roman de Julia Richard après Carne, Paternoster, publié au sein de la collection Ir_Réel des éditions de L’homme sans nom, est un récit hybride : œuvre féministe, thriller psychologique mâtiné d’horreur et de fantastique explorant la psyché de son héroïne, Dana.

Ouvertement inspiré du film Get Out de Jordan Peele (2015), qui est directement cité au sein de la première partie du roman, Paternoster en est une sorte de pendant français, avec une héroïne d’origine maghrébine et issue d’un milieu populaire, qui va rencontrer les parents dentiste et gynécologue de son petit-ami Basil dans leur maison de famille dans les Dombes, un coin de la campagne lyonnaise connu pour ses marécages et ses étangs.

Le choix de ce décor est tout sauf anodin : l’autrice a voulu donner une ambiance « mythique » à la française à son histoire, en prenant appui sur un coin apprécié des Lyonnais pour la pêche en lieu et place des marécages du bayou de la Louisiane aux Etats-Unis ! Ici, ce lieu devient à la fois un no man’s land et un lieu hors du temps se voulant le reflet (fantasmé ou, plutôt, cauchemardé) d’une France traditionnelle qui n’aurait pas évolué.

Exploration de la psyché d’une femme et des peurs d’une génération

Au-delà de certaines maladresses sur la forme (un peu trop de références culturelles explicitement citées au travers des dialogues ou de la voix de la narratrice dans la première partie du roman) et de ce que l’on pourrait percevoir au départ comme des lieux communs/des facilités sur le fond, Paternoster brille par l’exploration des peurs et cauchemars de Julia Richard, qui révèle en postface s’être très librement inspirée de ses – gentils – beaux-parents dentistes et de leur maison dans les Dombes, mais aussi de son vécu et de certaines mésaventures douloureuses avec certains de ses ex et qui lui ont servi pour certains passages où Dana se retrouve humiliée.

Des peurs qui peuvent clairement faire écho à celles de nombreuses trentenaires issues d’un milieu social populaire (ou de la classe moyenne) puisque ici, Dana appréhende la rencontre avec ses beaux-parents bourgeois… la suite des événements la renvoyant à ses peurs quant à l’assimilation, le fait d’être acceptée telle qu’elle est sans qu’on lui renvoie une image négative de son milieu et de ses origines, la peur de ne pas être jugée « assez bien » et d’avoir toujours quelque chose de plus à prouver par rapport aux autres, etc. Des peurs qui sont également explorées, via des flashbacks, par rapport aux amis avocats de Basil ou encore par rapport à la question du parcours professionnel.

De l’inquiétante étrangeté au cauchemar surréaliste éveillé

Julia Richard part ainsi d’une situation en apparence banale avant d’installer progressivement un sentiment d’inquiétante étrangeté, où ce qui était jusque-là quotidien et familier laisse de plus en plus place à une angoisse sourde, jusqu’à basculer crescendo dans une atmosphère de cauchemar surréaliste au fil de la progression du récit.

De ce point de vue-là, le roman est, de notre point de vue, plus intéressant et mieux mené que le film quelque peu surcoté de Peele qui, malgré sa maestria visuelle et une première partie réussie rappelant La Quatrième Dimension, se perdait dans une farce alambiquée et peu subtile autour de l’appropriation culturelle. Julia Richard a la bonne idée de dérouler sans cesse le même fil et de toujours rester du point de vue de son héroïne, ce qui renforce la dimension de huit clos psychologique et donne clairement une impression que tout est espace mental là où le film de Peele décrochait en partie de ce point de vue-là au moment de l’explication du complot visant le héros.

Une écriture solide qui aide à faire passer le message de l’œuvre

Surtout, même si le roman peut se voir comme une critique du patriarcat et de la violence de notre société dans ce qu’elle peut avoir de plus insidieux, et qui se trouve ici grossi comme à travers le miroir déformant des peurs, à la fois intimes et renvoyées par les personnages entourant l’héroïne, Julia Richard reste fixée sur le couple formé par Dana et Basil et sur la famille de celui-ci.

Même s’il y a bien un passage (assez bref) avec des voisins et connaissances des parents, cela ne nous détourne pas du côté huit clos, et le récit ne prend pas un tour de complot à plus grande échelle pour appuyer son propos comme c’était le cas de Get Out (qui était assez inspiré, de ce point de vue pour sa 2ème partie, du film SF Les Femmes de Stepford) – et cela n’en rend au final le roman que plus efficace.

Un huis clos psychologique autour de la violence de la société et son impact sur l’individu

La frontière entre réalité et projection/délire se fait de plus en plus ténue, mais même les éléments dont on pourrait remettre en cause la réalité objective dans la perception de l’héroïne ont un fondement légitime qui nous parle de violence de classe, violence culturelle, etc. Tout en restant ouvertement dans la psyché et l’inconscient d’une femme – ce qui permet de faire mieux passer certaines choses qui, si elles avaient été racontées avec un point de vue plus distancié ou englobant, auraient pu être interprétées au premier degré (en mode « quelle horreur la franchouillardise, la campagne française et la tradition de l’apéro ou du bon petit verre de vin, symbole d’une France rance ») – ce qui n’est pas le cas ici.

Les quelques réserves ou inquiétudes que l’on aurait pu avoir à ce propos dans la première partie du roman sont en assez grande partie balayées par la suite du fait que le récit se fait de plus en plus subtil, que l’atmosphère onirique et l’angoisse, la tension avec elle s’intensifient… Toute cette tension étant cristallisée par la relation aux parents.

L’autre très bonne idée de Paternoster est de donner une certaine épaisseur aux personnages de Basil, le petit-ami de Dana, et à son frère ancien musicien à fleur de peau, Théophile. Basil a beau être souvent très (trop) agaçant voire puéril, le roman parvient à montrer la pression insidieuse exercée sur lui et son frère pour rentrer dans le moule et combler les attentes de leurs parents, qui eux-mêmes ont subi un certain conditionnement voire formatage avant eux. Bien que de manière plus secondaire, le roman témoigne aussi des peurs des fils de bonne famille.

Un miroir grossissant et déformant de nos peurs à la progression implacable

Alors oui, Paternoster est un cauchemar assumé (bien que non dépourvu d’humour noir, présent d’un bout à l’autre), où seuls les points négatifs de notre société et de la pression psychique exercée sur les individus (avec toutes ses conséquences) est mise en avant – y compris sur les sujets de la transmission ou encore du mérite. Là encore, le fait que l’on se trouve dans la tête de l’héroïne du début à la fin à la façon d’un film tel que Le locataire de Roman Polanski aide à faire passer cet aspect très noir, où ce qui est sous-jacent est à la fois grossi à la loupe et déformé afin d’être révélé au grand jour.

Cela pourra sans doute faire grincer quelques dents, mais Paternoster est un livre qui sait nous embarquer et nous convaincre de manière progressive avec, qui plus est, un véritable talent pour manier les genres et les tonalités dans un tout fort cohérent. En cela, le roman est une vraie réussite, à la progression cauchemardesque implacable, jusqu’à un dénouement dont on se souviendra.

Article écrit par

Cécile Desbrun est une auteure spécialisée dans la culture et plus particulièrement le cinéma, la musique, la littérature et les figures féminines au sein des œuvres de fiction. Elle crée Culturellement Vôtre en 2009 et participe à plusieurs publications en ligne au fil des ans. Elle achève actuellement l'écriture d'un livre sur la femme fatale dans l'œuvre de David Lynch. Elle est également la créatrice du site Tori's Maze, dédié à l'artiste américaine Tori Amos, sur laquelle elle mène un travail de recherche approfondi.

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