Caractéristiques
- Titre : Les sorcières de Venise
- Auteur : Sébastien Perez
- Illustrateur(s) : Marco Mazzoni
- Editeur : Gallimard
- Collection : Papillon Noir
- Date de sortie en librairies : 30 octobre 2024
- Format numérique disponible : Non
- Nombre de pages : 120
- Prix : 27 euros
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- Note : 9/10 par 1 critique
Le premier roman inédit d’une nouvelle collection de beaux livres illustrés
L’auteur Sébastien Perez et le dessinateur/illustrateur Marco Mazzoni ayant tous deux travaillé plusieurs fois avec Benjamin Lacombe, il n’est donc pas étonnant qu’on les retrouve ici en tandem pour Les sorcières de Venise, roman post-apocalyptique surréaliste illustré qui fait partie des trois premiers titres à paraître au sein de la nouvelle collection des éditions Gallimard, Papillon Noir, dirigée justement par Lacombe.
Avant d’en venir au roman, il convient d’ailleurs de dire un petit mot au sujet de cette nouvelle collection de livres illustrés pour adultes, qui comporte également Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde illustré par Benjamin Lacombe, mais aussi la réédition du Carmen de Prosper Mérimée qu’il avait illustrée pour la collection Métamorphose des éditions Soleil en 2017. Dans la tradition de certaines des belles éditions illustrées par l’artiste français depuis des années chez différents éditeurs, Papillon Noir se présente comme une collection réunissant des classiques de la littérature illustrés (issus du fond des éditions Gallimard), mais aussi des romans inédits appartenant à différents genres, et dont Les sorcières de Venise est le premier titre à paraître.
Si, en ce qui concerne la maquette du Portrait de Dorian Gray, par exemple, celle-ci est identique aux maquettes des livres illustrés par Benjamin Lacombe au sein de la collection Métamorphose chez Soleil, les différences sont plutôt à chercher dans l’objet livre fini en lui-même puisque la collection Papillon Noir permet une plus grande liberté de forme (qui se ressent plus particulièrement sur Les sorcières de Venise), avec, par exemple, des calques qui se juxtaposent à certaines illustrations en pleine page, ou encore différents types de papier d’une partie d’un livre à l’autre, et qui permet d’aller encore plus loin dans le dialogue entre le texte et l’image, lui permettant de l’accompagner, mais aussi de le déployer d’une autre manière. Au final, cela permet une autre appréciation du texte, sur lequel on pourra porter un nouveau regard en ce qui concerne les classiques de la littérature, qui s’accompagnent aussi d’annexes et textes de spécialistes, faisant de chaque ouvrage un objet littéraire et artistique complet.
Une histoire post-apocalyptique particulièrement noire
Mais penchons-nous sur ces Sorcières de Venise, œuvre singulière qui, dans le fond comme dans la forme, fait clairement partie de nos coups de cœur de cette année. L’histoire se déroule dans une Italie post-apocalyptique à une époque indéfinie. Une pandémie particulièrement violente a, depuis des années, divisé la population en plusieurs catégories. Les personnes infectées (les papillonneurs) sont séparées de la population « saine » et reléguées dans des zones strictement contrôlées, avec une obligation de soins par sérum afin d’éviter qu’elles ne soient complètement « empapillonnées » (ou pas trop vite)… Un terme à prendre ici au pied de la lettre puisque le virus attire littéralement des centaines de papillons qui recouvrent entièrement la personne, la pénètrent et la dévorent, la transformant en zombie sanguinaire à la faim inextinguible. Pour tenter d’endiguer la pandémie, toute personne infectée n’est donc pas autorisée à procréer et le sérum est supposé rendre les femmes infectées stériles. Les enfants qui parviendraient malgré tout à naître dans ces circonstances sont arrachés à leur mère par le gouvernement.
C’est au sein de ce monde particulièrement noir et violent que nous faisons la rencontre de Roberto et Simone, deux amis qui vont rencontrer un frère et une sœur infectés, Manuele et Camilla – cette dernière étant enceinte malgré le sérum. Afin d’éviter qu’on ne lui retire son enfant, ils ont décidé de fuir et de tenter de rejoindre une île de sorcières mythique située à Venise, dont la légende raconte que les personnes infectées peuvent y vivre en parfaite sécurité sans se transformer en zombies. Roberto, Simone et leur amie Dina vont alors décider, après avoir retrouvé le grimoire de la sorcière à l’origine de la pandémie, d’aider le frère et la sœur dans leur quête. Le périple, long et périlleux, ne va évidemment pas se passer comme prévu…
Un récit de SF surréaliste puissant dans le fond comme la forme
Ce qui frappe immédiatement à la lecture des Sorcières de Venise c’est, au-delà de sa noirceur, sa richesse d’évocation qui, grâce à une forme surréaliste – dans l’histoire en général, la forme de la narration comme dans les illustrations de Marco Mazzoni – permet de faire écho à notre époque, mais de manière libre, de sorte à ce que l’œuvre n’impose aucun message strict à retirer au lecteur mais ouvre davantage sur une réflexion à différents niveaux… le tout en nous immergeant dans un monde imaginaire aussi sombre que dépaysant. Cela permet au livre de jouer avec l’inconscient de notre époque plutôt que de nous en livrer une interprétation stricto sensu.
S’il est difficile, ainsi, d’ignorer les parallèles avec la pandémie de Covid-19, ses confinements et les vagues de vaccin qu’elle a entraîné et, bien sûr, les peurs (voire la « psychose ») qu’elle a fait ressurgir au sein de la population, Les sorcières de Venise n’apparaît pas comme une critique de la manière dont cette crise mondiale a été gérée. En revanche, ce contexte permet à Sébastien Perez de jouer avec des thèmes chers à la littérature de science-fiction, qu’il s’agisse de roman dystopiques ou d’anticipation.
Ainsi, comme dans un roman tel que Auprès de toi toujours (Never Let Me Go pour son adaptation cinématographique) ou encore le film d’Alfonso Cuarón, Les fils de l’homme, on retrouve cette idée qu’une crise sanitaire mondiale encourage le ou les gouvernements à exercer un strict contrôle sur la population et à diviser celle-ci en différentes catégories. Catégories qui se fondent entre autres sur une dimension sociale. Si, dans le film de Cuarón et le roman de Kazuo Ishiguro, cette dimension sociale est explicite, elle est davantage métaphorique dans Les sorcières de Venise. En effet, au sein de l’intrigue, toute personne infectée (peu importe son origine) se retrouve séparée du reste de la population et soumise à ce contrôle, donnant lieu à un nouveau modèle social. Mais, évidemment, le recours à la littérature de l’imaginaire, à mi-chemin entre fantastique, horreur et SF, permet de laisser deviner, en creux, une société inégalitaire où les moins chanceux d’un point de vue socio-économique sont soumis à une stigmatisation d’une violence toujours plus grande – ce qui fait bien entendu écho à notre époque. Le fait que l’intrigue se déroule en Italie (pays dont est également originaire Marco Mazzoni) ne semble pas innocent non plus. Plus largement, le roman s’intéresse à la manière dont les personnes différentes, considérées comme « mettant en péril l’ordre (hiérarchique) de la société » de leur temps, sont stigmatisées, peu importe l’époque, faisant l’objet d’une chasse aux sorcières qui ne dit plus son nom et dispose aujourd’hui d’autres moyens et outils d’oppression qui, s’ils sont plus discrets et moins « sanguinaires », n’en sont pas moins cruels.
De superbes illustrations qui dialoguent de façon intimement avec le texte
A partir de là, le récit (plutôt court), se déploie de manière étonnante, entraînant ses personnages dans une épopée onirique au sein de laquelle se mêlent différentes influences de manière fluide et personnelle. Au-delà de la littérature de science-fiction, on sent une influence assez claire de la littérature victorienne chère au directeur de collection Benjamin Lacombe, et qui se retrouve dans le motif anxiogène à souhait des papillons infestant les personnes infectées jusqu’à les recouvrir, mais aussi dans le développement de l’histoire, particulièrement sombre et désespéré.
A l’image, le résultat est étonnant et saisissant à souhait, Marco Mazzoni, par ses illustrations toujours changeantes, permettant à l’œuvre de se déployer sur la page avec une grande force et une grande liberté. La dimension surréaliste, qui s’accentue à mesure que nous progressons dans le récit, permet là encore d’apprécier ces dessins de manière subjective et à les laisser résonner en nous. Tout en étant clairement cohérents et maîtrisés, l’écriture comme le dessin ne sont jamais « dirigistes » avec le lecteur, ce qui permet d’éviter de tomber dans un discours simpliste ou moralisateur que refuse clairement l’œuvre.
Alors que la jolie couverture peut sembler réminiscente du style de Benjamin Lacombe (que nous apprécions beaucoup), l’intérieur du livre est tout à fait différent et possède différents styles, le dessin comme la mise en page évoluant en fonction du développement du récit. Dans la première partie, on a ainsi ces très beaux dessins au pastel à l’allure rétro et encore assez sage, où les corps semblent déjà légèrement dédoublés, mais aussi transparents, comme si on pouvait voir au travers – donnant à ce monde et aux personnes le peuplant une allure fantomatique, comme s’ils étaient déjà voués à disparaître et rendant le semblant d’ordre perceptible dans la vision de cette salle de classe aux bureaux bien alignés tout à fait illusoire – ce que la suite de l’intrigue (et des illustrations) confirmera. Différentes périodes semblent se juxtaposer : les années 50, l’arrivée de la révolution sexuelle par le seul logo « peace and love » dessiné sur la vitre par un enfant dans un dessin au crayon aussi beau que triste… La dimension victorienne, avec ses phalènes, est également clairement présente, tout comme la dimension baroque avec ses vanités.
S’il serait fastidieux de commenter ainsi les illustrations d’un bout à l’autre, la liberté du dessin frappe et le changement de papier (à la manière d’un fac-similé) lorsqu’on passe à la lecture du grimoire médiéval de la sorcière prend ici tout son sens et s’accompagne, là encore, d’un changement graphique fort réussi, avec des dessins en noir et blanc qui apparaissent comme autant de gravures surréalistes avant d’en revenir aux dessins au crayon et aux pastels pour la conclusion. En ce sens, le choix de ce roman pour inaugurer la collection Papillon Noir et montrer tout son potentiel sur la forme, apparaît plus que pertinent.
Au final, Les sorcières de Venise est un véritable coup de cœur littéraire et artistique, un beau livre illustré pour adultes qui montre, si besoin était encore de le prouver, qu’arts graphiques et littérature peuvent s’enrichir mutuellement au travers d’éditions comme celles-ci qui sont loin de n’être que « décoratives » et n’entravent en rien l’imaginaire des lecteurs comme cela a longtemps été le discours ambiant en France, où les éditions illustrées ont longtemps été reléguées au domaine de la jeunesse ou bien regardées avec circonspection.
Après des œuvres pour adultes déjà fortes comme Les fées de Cottingley, Sébastien Perez continue de nous surprendre à travers un récit puissant et personnel inspiré des littératures de l’imaginaire tandis que Marco Mazzoni se révèle être un artiste talentueux, dont le travail, riche et maîtrisé, se révèle passionnant et participe pleinement à l’immersion dans cette Italie post-apocalyptique. Le livre en lui-même bénéficie d’une édition de qualité, avec une mention spéciale pour les différents types de papier, qui permettent de jouer encore plus avec l’image et l’objet livre, en pleine cohérence avec l’histoire qui nous est racontée. Il nous tarde donc de découvrir les nouveaux inédits de la collection Papillon Noir !