[Critique] L’Œuvre des Wachowski, La matrice d’un art social – Monsieur Bobine

Caractéristiques

  • Titre : L'Œuvre des Wachowski, La matrice d'un art social
  • Auteur : Julien Pavageau, Aurélien Noyer et Yoan Orszulik
  • Editeur : Third Editions
  • Date de sortie en librairies : 18 novembre 2021
  • Nombre de pages : 224
  • Prix : 24,90 € – 29,90 € (édition First Print)
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  • Note : 9/10

Matrix Resurrections sort bientôt et déjà nos cerveaux à Culturellement Vôtre commencent à s’échauffer… En attendant, nous avons dévoré le livre de l’équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine publié aux éditions Third, un bel essai consacré aux cinéastes Lilly et Lana Wachowski. Aux premiers temps de leur chaîne YouTube, les auteurs Julien Pavageau, Aurélien Noyer et Yoan Orszulik avaient déjà analysé la saga Matrix (1999, 2003, 2021), puis Speed Racer (2008) :

Intitulé L’Œuvre des Wachowski, La matrice d’un art sociall’essai du Ciné-club de Monsieur Bobine remonte aux sources des films des sœurs révélées en 1996 par leur premier film, Boundpour mieux poser comme principe créatif l’hybridation des influences, des styles et des tons. Une hybridation explosive dans la saga Matrix, qui fait de chacun de leurs films un monde en soi dans un réseau composé non seulement de leurs propres œuvres et des cultures qui les ont inspirées, mais aussi de leurs prolongements sur d’autres supports (les jeux Enter the Matrix et The Matrix Online) et dans l’imagination des spectatrices et spectateursC’est par cette volonté de concevoir des histoires pouvant inspirer de nouvelles manières de concevoir non seulement le cinéma, mais aussi l’humanité, la réalité et le monde, que le cinéma des sœurs Wachowski est la matrice d’un art social.

Neo et l'oracle dans Matrix Reloaded de Lilly et Lana Wachowski.
Neo et l’oracle dans Matrix Reloaded de Lana et Lilly Wachowski. Toutes les fins du monde se discutent sur un banc.

 

Extrait de la page 15 de L'Œuvre des Wachowski, La matrice d'un art social, par l'équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine © Third Editions
Extrait de la page 15 de L’Œuvre des Wachowski, La matrice d’un art social, par l’équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine © Third Editions

Disons-le tout de suite : L’Œuvre des Wachowski, La matrice d’un art social ne déçoit que par son absence d’illustrations, compensée par le beau travail graphique de Marion Millier. C’est un essai aussi accessible et profond que les vidéos de la chaine Youtube du Ciné-club de Monsieur Bobine, avec les même exigences d’analyse que ses abonnés connaissent bien, la même passion et, répétons-le, la même accessibilité. L’ouvrage est structuré de manière à conduire progressivement les lectrices et lecteurs jusqu’à une analyse philosophique, sociale et politique de l’œuvre des Wachowski, sans être noyés dans un tourbillon de références. Ce livre est un traité de cinéma et de l’impact de l’art sur la vie, sans pour autant être hermétique.

Le cinéma des sœurs Wachowski : vision singulière et création collective

Image du film Jupiter Ascending (Jupiter : Le destin de l'univers) de Lilly et Lana Wachowski.
Cérémonie de mariage baroque dans une cathédrale gothique située dans un autre système solaire… Un plan tiré du film Jupiter Ascending (Jupiter : Le destin de l’univers) de Lana et Lilly Wachowski.

Bien sûr, un tel ouvrage est lu en premier par les cinéphiles aimant les films des Wachowski ou leur série Sense8 (2015), bien sûr fans de Matrix. En tant que spectateur, je n’adhère pas complètement aux films des Wachowski, bien que j’admire leurs ambitions. Je fais partie de ceux qui continuent à avoir bien des réserves sur Matrix Reloaded et Matrix Revolutions (sortis en 2003), tout en leur reconnaissant des qualités indéniables et des dimensions fascinantes. Le livre du Ciné-club de Monsieur Bobine m’a donné l’envie de revoir leurs films avec un autre regard, au point de bien apprécier Jupiter Ascending (2018) à la revoyure, un film qui m’était apparu à la première vision comme un pudding d’idées et de visuels assez indigeste.

De ce point de vue, l’ouvrage passionnant de Julien Pavageau, Aurélien Noyer et Yoan Orszulik a fait son œuvre en moi et m’a permis de mieux percevoir à quel point de telles cinéastes sont précieuses. Au lieu de tenter d’expliquer ici pourquoi, je vous invite (en attendant de lire L’Œuvre des Wachowski) de visionner l’entretien de la chaine Microciné avec les trois auteurs du livre et vidéastes :

L’ouvrage met l’accent sur la dimension collective de l’art cinématographique, pleinement au service d’une vision singulière dans le cas des réalisatrices de Cloud Atlas (co-réalisé avec Tom Tykwer en 2012). Leur cinéma est d’abord un art social par sa nature de création collective, qui justifie que les auteurs consacrent un chapitre aux parcours et aux apports de leurs différents collaborateurs. On retrouve dans ce chapitre une analyse (trop rare) du rôle des producteurs, notamment, qui rappellent les excellentes vidéos de Monsieur Bobine sur le duo Jerry Bruckheimer et Don Simpson. L’essai ne fait l’impasse ni sur la technique, ni sur l’écriture.

Analyser le cinéma, art total

Au fil des pages, tel ou tel film des Wachowski s’éclaire par cette analyse globale, comme dans cet extrait abordant la nature de cliché de Neo dans le premier Matrix, qui fait autant appel à l’analyse dramaturgique qu’à celle de la direction artistique :

Extrait de la page 132 de L'Œuvre des Wachowski, La matrice d'un art social, par l'équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine © Third Editions
Extrait de la page 132 de L’Œuvre des Wachowski, La matrice d’un art social, par l’équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine © Third Editions

Le cinéma étant un art total, l’analyse de film ne peut que se confronter à cette totalité. Une totalité d’autant plus vaste que l’ouvrage de Julien Pavageau, Aurélien Noyer et Yoan Orszulik embrasse l’ensemble de la filmographie de Lilly et Lana Wachowski, y compris leurs productions : V pour Vendetta de James McTeigue (2006) fait ainsi l’objet de pages passionnantes, qui seront sujettes à polémiques chez les fans d’Alan Moore.

Il n'est pas encore Neo, seulement Thomas Anderson au début de Matrix de Lilly et Lana Wachowski.
Il n’est pas encore Neo, seulement Thomas Anderson au début de Matrix de Lana et Lilly Wachowski. Mais sans doute déjà observé par l’Architecte…

Aux origines du livre : Matrix

C’est bien sûr au premier film de la saga Matrix, sorti en 1999, que le nom des sœurs demeure associé, bien qu’elles n’ont jamais cessé ensuite de projeter à l’écran des propositions de cinéma singulières et détonantes. Mais l’impact de cette seconde réalisation fut si grand que les auteurs du Ciné-club de Monsieur Bobine ne peuvent qu’aborder l’ensemble de la carrière des Wachowski à l’aune de ce film devenu (il faut bien le dire) matriciel.

Extrait de la page 9 de L'Œuvre des Wachowski, La matrice d'un art social, par l'équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine © Third Editions
Extrait de la page 9 de L’Œuvre des Wachowski, La matrice d’un art social, par l’équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine © Third Editions

En 2018, le Ciné-club de Monsieur Bobine était revenu sur le contexte de sortie du premier Matrixsuccès surprise en cette année marquée par la très longue attente du retour de Star Wars au cinéma (La Menace fantôme de George Lucas). Comme le rappellent à juste titre les auteurs de L’Œuvre des Wachowski, une œuvre telle que le premier Matrix s’inscrit dans un contexte de production qui, bien que le film demeure unique, fait de son récit une variation autour de thèmes (la réalité virtuelle), de figures (l’Elu) et de formes (le bullet time et la caméra numérique) caractéristiques de son temps, que l’on retrouve donc dans toute une série de films entre 1995 et 2001. C’est ce qu’ils exposent dans l’un des chapitres de leur ouvrage, adapté en vidéo par l’équipe de Monsieur Bobine, qui confronte notamment Matrix à Dark City (Alex Proyas, 1998) que les Wachowski auraient plagié selon certaines rumeurs :

Nous avons longuement abordé des films majeurs de cette lignée contemporaine de Matrix au cours de plusieurs analysesnotamment Pleasantville (Gary Ross, 1998), Passé virtuel (Josef Rusnak, 1998), eXistenZ (David Cronenberg, 1999) et Donnie Darko (Richard Kelly, 2001), mais il est temps de revenir à la saga Matrix sur Culturellement Vôtre à l’occasion du quatrième film.

Des pistes de réflexion et des clés de compréhension

Nul doute que l’essai de Julien Pavageau, Aurélien Noyer et Yoan Orszulik enrichira considérablement nos réflexions, à la suite des défrichages passionnants (mais parfois hermétiques) de l’essai Matrix, Machine philosophique (Editions Ellipses, 2003), de Rafik Djoumi (dont les analyses du site The Matrix Happening ont été rééditées par RockyRama) et Pacôme Thiellement à la lecture gnostique imprégnée des œuvres de Philip K. Dick. La richesse des analyses de la saga Matrix par l’équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine réside dans la prise en compte du réseau (culturel et social) au sein duquel chaque film s’insère et qui lui a donné naissance, mais aussi tout ce que le film alimente à suite, tout ce qu’il irrigue en hypothèses et en controverses. Parmi les nombreuses pistes explorées, citons ce parallèle avec 1984 de George Orwell (1950), œuvre matricielle de nombreuses dystopies modernes  :

Extrait de la page 16 de L'Œuvre des Wachowski, La matrice d'un art social, par l'équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine © Third Editions
Extrait de la page 16 de L’Œuvre des Wachowski, La matrice d’un art social, par l’équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine © Third Editions

Il n’y a pas de vérité sur Matrix dans L’Œuvre des Wachowski, La matrice d’un art social, mais des clés de compréhension qui permettent de voir ou revoir les films des sœurs en prenant en compte une intention de leur part : celle d’affirmer à chaque film que la fiction et la vie réelle sont plus intimement connectées que les génériques de fin ne le laissent penser. Car les Wachowski ne cessent de jouer avec les représentations du monde, du vivant, de soi, de la réalité et bien sûr du genre.

Au fil du temps, l'humanité aux prises avec sa monstruosité dans Cloud Atlas de Lilly Wachowski, Lana Wachowski et Tom Tykwer.
Au fil du temps, l’humanité aux prises avec sa monstruosité dans Cloud Atlas de Lilly Wachowski, Lana Wachowski et Tom Tykwer.

L’œuvre des Wachowski parle pour elles

Julien Pavageau, Aurélien Noyer et Yoan Orszulik démontrent brillamment que l’œuvre de divertissement populaire et exigeant des Wachowski parle de nous, de notre monde, et que cette œuvre parle pour elles, si discrètes quant à leur vie privée. Ne comptez pas sur les auteurs du livre pour dévoiler des secrets intimes de leur vie (informations peu accessibles), ou pour exploiter leurs maigres biographies pour analyser leurs films. Non. Si les œuvres parlent de leurs créatrices, certes, celles-ci s’inscrivent dans un réseau social qui fait de leur cinéma un art collectif au service d’une vision singulière (bien que double) et c’est uniquement cette vision qui témoigne de ce que les Wachowski sont peut-être intimement.

Certes, la relecture de la saga Matrix en connaissance du parcours de changement de sexe d’Andy (devenu Lilly) et Larry (devenu Lana) est passionnante, mais il s’agit d’une clé de compréhension. Une clé que les spectatrices et les spectateurs ont pu envisager parmi d’autres interprétations et qui ne figera dans le marbre la compréhension de la saga Matrix uniquement si elle est uniquement lue en ce sens. Or, l’œuvre des Wachowski est un appel à la multiplicité, à la liberté, non à statufier les œuvres et figer les esprits de celles et ceux qui les contemplent.

Neo face au Deus Ex Machina de Matrix Revolutions, film de Lilly et Lana Wachowski.
Neo face au Deus Ex Machina de Matrix Revolutions, film de Lana et Lilly Wachowski.

 

Extrait de la page 10 de L'Œuvre des Wachowski, La matrice d'un art social, par l'équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine © Third Editions
Extrait de la page 10 de L’Œuvre des Wachowski, La matrice d’un art social, par l’équipe du Ciné-club de Monsieur Bobine © Third Editions

Vous pouvez télécharger des extraits du livre sur le site de Third Editions. Après s’être concentré sur les livres consacrés aux jeux vidéos, cet éditeur aborde naturellement des œuvres cinématographiques jouant avec les codes des genres et la représentation de la réalité, dont celles de John Carpenter et Miyazaki.

Pour prolonger la réflexion par-delà Matrix

Vous trouverez nos analyses du thème de la réalité virtuelle au cinéma dans notre dossier consacré aux rapports entre l’écrivain Philip K. Dick et le cinéma (à travers les adaptations officielles et les films qui s’inspirent de ses romans ou nouvelles).

Article écrit par

Jérémy Zucchi est auteur et réalisateur. Il publie des articles et essais (voir sur son site web), sur le cinéma et les arts visuels. Il s'intéresse aux représentations, ainsi qu'à la science-fiction, en particulier aux œuvres de Philip K. Dick et à leur influence au cinéma. Il a participé à des tables rondes à Rennes et Caen, à une journée d’étude sur le son à l’ENS Louis Lumière (Paris), à un séminaire Addiction et créativité à l’hôpital Tarnier (Paris) et fait des conférences (théâtre de Vénissieux). Il a contribué à Psychiatrie et Neurosciences (revue) et à Décentrement et images de la culture (dir. Sylvie Camet, L’Harmattan). Contact : jeremy.zucchi [@] culturellementvotre.fr

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